Espace de libertés | Avril 2021 (n° 498)

Et si la Belgique de demain était aussi laïque ?


Libres ensemble

Quand on parle de l’éventualité de faire de la Belgique un État laïque, la controverse est vive et riche au point que, très vite, on se prend les pieds dans un entrelacs d’idées, de concepts et de définitions. Dépasser le débat terminologique permet de voir plus loin et d’aller à l’essentiel  : quels seraient les bienfaits de ce projet de société pour nous, citoyen.ne.s ?


Je ne suis pas un constitutionnaliste. Juste un citoyen, professeur de philosophie, attentif à l’histoire des idées et, en ce sens, à celle de la « laïcité », terme apparu en 1871. Ce n’est pas un hasard, car, inillotempore, la requête de « laïcité » fut une affaire de philosophes récalcitrants face aux prétentions des théologiens et de leurs systèmes de représentation du monde dont le projet théocratique n’est pas la moindre des duperies. Sans parler de la volonté de contrôle des corps et des consciences.

Dire « laïcité » voulait déjà dire « liberté radicale », « émancipation », « autonomie » (qui n’est ni autarcie ni narcissisme), ou encore « égalité » et « solidarité ». C’est un substantif, mais l’adjectif importe plus, car si le premier réifie ce qui doit rester en mouvement, le second « requiert un sujet dépositaire de l’intérêt général », comme l’entend Régis Debray. Mieux vaut donc être « laïque » que faire parler la « laïcité » tel le ventriloque de ses idées ou, pire, de ses obsessions. Je peux être « laïque », mais « je » n’est pas la « laïcité ». Ainsi, choisir l’adjectif contre le substantif, c’est assumer qu’il n’y a pas de magistère ou de pape, pas de consistoire ou d’encyclique, puisque rien n’est monolithique et dogmatique. Les Hasquin, Uyttendaele, Geerts ou De Keyser ne pensent vraiment pas pareil, mais ils sont laïques. Tant mieux !

Faire corps commun

C’est dire aussi « citoyenneté », telle qu’elle a été pensée au gré des événements de l’histoire qui n’est pas une page blanche, même si l’on peut lire à l’envers et régresser. Ici, on a choisi  : on veut progresser, en passant de l’ère théologique à l’ère idéologique où laïcisation et sécularisation sont deux marques essentielles de la vie de la raison humaine et démocratique, dialogique et procédurale. Par là, on cherche à se libérer des appartenances immédiates, à savoir comment faire du « nous » et pas du « eux », et à éviter les assignations automatiques (« moi comme athée, comme juif, etc. ») ou les procédés d’uniformisation. Dès lors, les intégristes exhibant le mantra « laïcité » partout et agitant la breloque devant voile, kippa ou crucifix, seront déçus en me lisant. Qu’ils retiennent cependant que c’est de leur faute si des responsables politiques nous font croire que gérer une pandémie importe infiniment plus que de s’occuper d’un bout de tissu sur des cheveux. Même si, secrètement, ils les trouvent trop beaux pour être cachés.

Prestation de serment du roi Albert Ier de Belgique devant le Parlement, à Bruxelles, en 1909. HRL-621993 (Photo by © Harlingue / Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP)

Pourquoi tant d’inégalités constitutionnalisées ? Sont-ce là les « grands équilibres constitutionnels et historiques belges » ? Non ! Ce sont plutôt les failles d’une Belgique dépassée et qui gagnerait tant à être laïque ! © Harlingue:Roger-Viollet/AFP

Dire « laïcité », c’est enfin tenter une approche par le concept, pour avoir un outil pratique, car on est au cœur d’une réalité d’abord politique, inhérente à la démocratie, comme le pensait Jean Jaurès1. pour qui « laïcité et démocratie sont identiques » et « indivisibles ». Par elle, on vise donc l’unité (pas l’uniformité) inclusive dans le corps social, mais au moyen d’un cadre égalitaire, tout en consacrant le sens de l’État. Car Régis Debray a aussi raison d’affirmer que la laïcité émerge de la « naissance ou [de] la renaissance d’une puissance publique ».

Difficile donc, si manque le sens de l’État, de trouver sa propre transcendance uniquement dans ses forces et de faire en sorte que, dans la Constitution de ce corps social, et dans ses institutions, ses espaces, ses fonctions et ses lieux spécifiques, on érige un contrat qui pense les liens de la communauté sur le seul plan politique, indépendamment des appartenances religieuses. On veut certes faire corps commun, mais pas comme on « ferait Église », ou oumma, ou « peuple élu ».

Un vaste chantier politique

Par conséquent, dire et écrire « laïcité » dans une Constitution et vouloir un État « laïque » n’est pas anodin. Ceci demande beaucoup de créativité et une réelle volonté politique. En Belgique, on y pense, mais tout est si lent… On rappellera qu’il y a l’idée d’ajouter un préambule à la Constitution où la notion de « laïcité » serait inscrite. On se demandera cependant quel sera son caractère normatif et si cela a vraiment du sens d’écrire aposteriori ou à rebours. Puis, il y a aussi des « propositions de révision » de la Constitution et celles du PS et de Défi sont courageuses.

Le chantier est vaste ! On n’abordera pas ici la question des signes dits « convictionnels », sachant que, pour le coup, une clarification institutionnelle sortirait de l’insécurité juridique et cadrerait un pouvoir laissé aux juges. Idem pour la laïcité comme principe juridique et politique, différent de la neutralité  ; idem pour l’exigence d’impartialité et de neutralité d’apparence pour les agents de l’État ou encore la revendication de la primauté absolue de la loi civile, qui certes affleure dans l’article 21 de la Constitution, mais hélas à travers un particularisme religieux qui a l’odeur de la pieuse relique, d’où le besoin d’écrire autrement, universellement et rationnellement.

Une dangereuse reconnaissance des cultes

Je voudrais ici attirer l’attention sur deux articles de la Constitution qui auraient tant besoin de « laïcité ». L’article 181 statue sur les « traitements et [les] pensions » des « ministres des cultes » et des « délégués des organisations d’assistance morale philosophique non confessionnelle » à la charge de l’État qui doit « faire face » ! Or, un culte, comme l’explique Catherine Kintzler, est un « droit-liberté » et pas un « droit-créance ». J’ai droit à l’instruction, puisque l’État la rend obligatoire, à la Sécurité sociale ou encore au « logement décent ». J’ai le droit d’exercer un culte ou de militer dans une association d’athées, mais l’État ne devrait pas avoir d’obligation à m’y aider, en régime laïque, car un culte n’a pas d’intérêt public. Les articles 22 bis et 23 semblent d’ailleurs aller en ce sens. Mais…

Oui, il y a un « mais », puisque l’État belge reconnaît certains cultes et defacto en méconnaît d’autres ou les dénie. Ce faisant, il se fait juge des consciences au moyen d’un système aléatoire, fonctionnant par préemption sur leurs droits, au risque d’organiser un commerce des convictions ! C’est dangereux s’il devient électoraliste. Ce système charrie son lot de dérives et de discriminations. Il suffit d’étudier les chiffres des salaires et des pensions (car oui, Dieu peut avoir les siens à la retraite) ou de se demander pourquoi un État soucieux, par exemple, de non-discrimination à l’embauche ou de parité ne s’intéresse que très peu aux conditions d’accès aux métiers des « ministres ».

Désempêtrer l’État

Ces derniers ont beau jeu  : la situation de l’islam leur fait dire que ne plus financer un culte ouvrirait la porte à ses pires soldats et qu’il est aussi préférable d’éviter des apports financiers étrangers. Outre que c’est reconnaître un problème dans les moules de fabrication, faut-il, quand on a déjà tant de mal à contrer les paradis « fiscaux », s’occuper ainsi de ceux, imaginaires, où des guerriers voudraient se reposer ? Non, un État a bien d’autres moyens pour faire respecter le droit commun. Et puis, ces « cultes » sont-ils aussi démunis au point de mendier l’argent public, pour survivre ou éviter leurs fondamentalistes ? Et pourquoi auraient-ils peur d’un impôt dédicacé comme cela se fait ailleurs ?

Ce système daté a donc empêtré l’État belge dans la notion de « culte reconnu », mettant en cause une approche administrative factice, très contestable dans ses critères de choix. Les inégalités patentes et la non-prise en compte du citoyen « zéro conviction » sont un problème majeur. Et c’est ici que tout s’emballe, encore plus, car cette soi-disant reconnaissance gangrène le système éducatif. Pour un « seul enfant », il faut « offrir le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle », dans les « écoles organisées par les pouvoirs publics ». Quoi de plus arbitraire et inégalitaire, mais aussi problématique quant à la considération des religions, que de proposer une « éducation morale ou religieuse » avec une offre de ce « 6 + 1 » qui génère oublis et frustrations !

Certes, la Cour constitutionnelle, en mars 2015, a changé la donne. On n’y reviendra pas. Mais, depuis 1999, elle parle comme Moïse demandant à Dieu de ne pas détruire Sodome quand bien même il n’y aurait qu’un seul croyant… (comparer Genèse 18 et l’arrêt no 90/99 du 15 juillet 1999), mais ici au sujet d’un seul enfant qui demanderait tel cours de religion ou de morale !

En fait, comme le 181, l’article 24 est le reliquat d’un état de société fort éloigné du nôtre. Pourquoi diable confessionnaliser à tout prix l’enseignement obligatoire ? Et, dans ces « réseaux » ainsi organisés, un enfant vaut-il vraiment un enfant ? Et pourquoi tant d’inégalités constitutionnalisées ? Sont-ce là les « grands équilibres constitutionnels et historiques belges » ? Non ! Ce sont plutôt les failles d’une Belgique dépassée et qui gagnerait tant à être laïque !


1 Jean Jaurès, « L’enseignement laïque. Discours du citoyen Jaurès », dans L’Humanité, 2 août 1904.