Les déclarations d’Emmanuel Macron contre le radicalisme islamiste, puis en défense de la liberté d’expression à la suite de l’assassinat de Samuel Paty ont provoqué des réactions négatives, voire haineuses, dans un certain nombre de pays à majorité musulmane, mais aussi aux États-Unis. Mais pourquoi nous détestent-ils, nous, les laïques ?1
Le discours de Mulhouse d’Emmanuel Macron, en février 2020, a inauguré une nouvelle approche du président de la République sur les questions liées à la laïcité. Dans le discours des Mureaux, le 2 octobre, il a annoncé une nouvelle loi sur le « séparatisme », depuis appelée de « défense des principes républicains ». Comme le souligne Philippe Foussier, ce tournant « marque une évolution conceptuelle au plus haut niveau de l’État d’une manière jamais formulée » auparavant, qui instaure un « combat de reconquête culturelle et idéologique de longue haleine »2.
Le début de cette démarche volontaire contre l’emprise exercée par des forces hostiles à la République au nom d’une lecture littéraliste de l’islam a coïncidé avec l’assassinat de Samuel Paty. Ce professeur d’histoire dans un collège de Conflans-Sainte-Honorine a été tué par un fanatique islamiste pour avoir montré une caricature de Mahomet à ses élèves dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression. Cet attentat a bouleversé le pays. Lors de l’hommage national rendu à l’enseignant dans la cour de la Sorbonne, le président de la République a notamment affirmé : « Nous défendrons la liberté que vous enseigniez si bien et nous porterons haut la laïcité. Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent. » Des réactions internationales hostiles à la France ont suivi cette proclamation du principe de laïcité, et de ce qu’il implique, la liberté d’expression, y compris visant des symboles religieux. Les réactions négatives ont également pointé le projet de loi confortant les principes républicains. Une analyse plus poussée révèle cependant une réalité plus complexe que le laissent supposer certains discours médiatiques.
Les déclarations d’Emmanuel Macron contre le radicalisme islamiste, puis en défense de la liberté d’expression suite à l’assassinat de Samuel Paty, ont provoqué des réactions hostiles envers la laïcité. © Sebastien Salom-Gomis/AFP
Un brin d’antipathie populaire
Dans un certain nombre de pays à majorité musulmane, des mouvements islamistes ont appelé à des manifestations et au boycott des produits français. Cependant, le moins que l’on puisse dire est que ces appels n’ont pas drainé les foules… Septante manifestants à Tripoli (Libye), deux cents à Gaza, trois cents à Beyrouth, une poignée au Koweït… Il semble que seuls les islamistes pakistanais et bangladais aient réussi à mobiliser quelques milliers de personnes. Au-delà des images impressionnantes d’individus agressifs foulant aux pieds des drapeaux français, cette faible mobilisation peut être un signe que la laïcité « à la française » n’est pas si impopulaire que ça… En outre, des citoyens se sont moqués des appels au boycott, ainsi ce Tunisien qui a posté « Boycottez Carrefour, achetez votre vin à MG [chaîne tunisienne] ».
Au-delà des images impressionnantes d’individus agressifs foulant au pied des drapeaux français, cette faible mobilisation remet en doute la popularité des partis islamistes radicaux. L’hostilité populaire à la laïcité doit donc être fortement relativisée. S’il semble que les incompréhensions envers la laïcité demeurent nombreuses, on est loin d’une opposition frontale. Il faut donc éviter les interprétations du type « choc des civilisations » souvent suggérées par une couverture médiatique superficielle, qui ne montre que des manifestants dont la représentativité est bien faible. Tant l’extrême droite européenne que les mouvements islamistes ont intérêt à présenter l’opinion publique des pays à majorité musulmane comme irrémédiablement hostile, alors que c’est loin d’être le cas. La réaction de la rue est nettement moins vive que lors de la séquence qui a suivi la publication des caricatures de Mahomet par le Jyllands-Posten en 2006. Rappelons qu’à l’époque, l’éruption de violence dans plusieurs pays du Moyen-Orient était loin d’être spontanée3.
Une hostilité politique, surjouée et manipulatrice
Il y a également eu de nombreuses déclarations opportunistes et politisées, de la part de dirigeants, mais aussi de partis islamistes ou de dignitaires religieux. La mosquée d’Al-Azhar, au Caire, a violemment critiqué les paroles du président français, les qualifiant de « racistes », et appelant à cesser « les attaques contre la religion ». Cette réaction traduit une ignorance de la laïcité, et illustre une étrange confusion entre une religion et une « race », que l’on retrouve dans certaines réactions médiatiques états-uniennes.
Les déclarations hostiles à la France et à la laïcité ont de même été le fait de certains dirigeants politiques. Ainsi, des ministres marocain, jordanien, qatari ou koweïtien ont condamné les caricatures ou les propos d’Emmanuel Macron, ainsi que des autorités iraniennes notamment. En la matière, les affirmations les plus fracassantes ont été le fait de Recep Erdoğan, qui a fait mine de s’interroger sur la « santé mentale » du président français. Cette provocation s’inscrit dans un contexte de fortes tensions entre la Turquie et la France. Mais la raison essentielle est la volonté du président de la Turquie de se présenter comme le défenseur de l’honneur de l’islam et le chef de file des musulmans dans le monde. Il est clairement dans la surenchère vis-à-vis d’autres dirigeants musulmans, politiques ou religieux. Et la France, avec son modèle de laïcité, ses débats sur le voile et ses caricatures, est une « cible idéale »4 pour le dirigeant islamiste. Il y a donc dans cette hostilité déclarée une grande part de posture à usage politique tant interne – rien de plus classique que de désigner un ennemi extérieur pour tenter de souder la population dans un contexte de crise sanitaire et économique – qu’international : consolider sa stature de « protecteur des musulmans ».
En outre, les partis islamistes, dans l’ensemble, ont souffert de leur passage au pouvoir dans un certain nombre de pays. Après vingt ans d’un règne de plus en plus autoritaire, Erdoğan lui-même est fortement contesté. Les opinions et pratiques religieuses changent également : un soudage récent du réseau de recherche Arab Barometer montre que le nombre de personnes se déclarant non-religieuses est en augmentation continue dans la quasi-totalité des dix pays arabes étudiés. Si cette proportion est encore faible en général, elle atteint entre 22 et 45 % parmi les 18-29 ans dans les pays du Maghreb, avec le record atteint en Tunisie. Ces changements peuvent aussi expliquer la nervosité des dirigeants envers la laïcité.
Aveuglement des grands médias anglo-saxons
Une troisième catégorie de réactions hostiles est celle de certains médias américains influents, tels que le New York Times ou le Washington Post. Provenant de médias se présentant comme progressistes, cette animosité est particulièrement choquante. Après l’assassinat de Samuel Paty, comme après chaque attentat islamiste en France, ces journaux ont mis l’accent sur la discrimination systématique dont seraient victimes les musulmans du fait de la laïcité de la République. C’est donc la laïcité qui est mise en cause, accusée d’être hostile envers les religions en général, et l’islam en particulier. La violence terroriste passe au second plan et est quasi excusée, présentée sinon comme un acte de résistance, du moins comme une simple réaction à des politiques supposées racistes ou intolérantes. Réaction excessive, certes, mais peut-être au fond compréhensible. Ces articles ne sont pas des accidents de parcours, mais témoignent d’une vision du monde cohérente, opposée à la laïcité et notamment à la conception républicaine française. La laïcité est vue par ces journaux comme une forme de racisme, et l’« islamophobie » comme un trait constitutif de la République… En outre, ces journaux font preuve d’une ignorance complète de la nature du terrorisme islamiste radical, de son caractère transnational et idéologique. Cette approche rejoint celle des islamistes radicaux lorsqu’elle présente la laïcité comme étant la source du problème.
Ces attaques envers la laïcité ont conduit des intellectuels et des dignitaires religieux musulmans, dont le recteur de la Grande Mosquée de Paris, à rappeler certaines évidences : la liberté d’expression est garantie, le blasphème n’est pas un délit, la République laïque défend la liberté de conscience et de religion, « l’accusation d’une soi-disant ingérence française violant l’intimité des consciences musulmanes est fausse ». Enfin, la laïcité assure le respect des droits fondamentaux des citoyens ; séparer l’ordre politique et l’ordre religieux « permet à la fois de respecter la transcendance des croyants et de limiter les prétentions de certains qui pourraient s’imaginer parler pour Dieu »5. Un message humain à l’attention des humains, rien de moins.
1 La question ainsi formulée est un clin d’œil à l’excellente série documentaire d’Alexandre Amiel, Lucien Jean-Baptiste et Amelle Chahbi qui s’est penchée sur les Arabes, les Noirs, les Juifs (saison 1), les homos, les femmes, les pauvres (saison 2), les gros, les vieux et les malades (saison 3), NDLR.
2 Philippe Foussier, « Le séparatisme, voilà l’ennemi ! », dans Espace de Libertés, no 494, décembre 2020.
3 Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard, 2015.
4 Pierre Haski, « Derrière les outrances d’Erdoğan, un projet politique global », chronique diffusée sur France Inter et mise en ligne sur www.franceinter.fr, 26 octobre 2020.
5 Tribune publiée dans Le Monde, 31 octobre 2020.