Face à cet anthropocène qui bouscule notre horizon et pour que le « monde d’après » ne soit pas pire que celui d’avant, l’économiste Benjamin Coriat nous invite à rejoindre le mouvement des communs. Cette nouvelle façon d’habiter le monde permettrait, selon ce professeur émérite de la Sorbonne, de repenser l’action publique parallèlement, à l’échelle locale et globale.
On fait beaucoup référence au « monde d’après » depuis un an : que pensez-vous de cette expression ?
L’expression est apparue pendant le premier confinement, une période de sidération, car personne n’imaginait qu’en 2020, nous allions être confinés selon une méthode issue du Moyen Âge. Nous avons d’abord essayé de comprendre ce qui nous arrivait, puis est venue l’idée que le choc était tellement fort que l’on n’en sortirait pas identiques, ni psychologiquement, ni dans nos relations sociales, ni dans l’organisation générale de la société. Ce débat était animé par un certain optimisme quant aux bêtises qu’on n’allait plus faire, comme de détruire la nature ou d’accepter les inégalités, etc. Malheureusement, au bout du troisième confinement (en France, NDLR), on s’aperçoit qu’il n’y a pas grand-chose qui va changer. Nous sommes dans une période totalement catastrophique du point de vue de l’emploi et davantage encore dès que l’on retirera la perfusion dans laquelle se trouve l’économie… Le monde d’après, j’ai presque envie de dire que ça va être le monde d’avant en pire et ce n’était pas du tout ce que l’on espérait au début de la pandémie. Autant je pense que la discussion sur le monde d’après a lieu d’être, parce que ce que nous avons vécu et vivons encore constitue un événement majeur dont il est nécessaire de tirer toute la signification, autant, comme je vois venir les choses du côté de nos gouvernants, ils n’ont qu’une seule hâte : refermer la parenthèse et repartir comme avant, ce qui ne conduira qu’à de nouvelles crises.
Dans votre dernier livre, vous revenez sur le concept « des communs » qui est développé, à la base, par Elinor Ostrom. Est-ce aujourd’hui la solution, s’il fallait en trouver une parmi d’autres, pour répondre à l’urgence actuelle ?
Je le pense. Je suis stupéfait de la quantité d’initiatives dans tous les pays du monde et de leur vitalité dans les domaines les plus divers. La thèse de mon livre, c’est de dire qu’on est entrés dans une nouvelle période historique – et je pèse mes mots – avec d’un côté la figure de l’anthropocène qui va nous imposer des destructions et des malheurs de plus en plus prononcés si l’on ne s’y attaque pas de manière très sérieuse, et en même temps nous avons tout ce mouvement des communs dont je pense qu’il est potentiellement porteur des solutions. Pourquoi ? Car l’anthropocène, c’est, pour l’essentiel, des gaz à effet de serre, la destruction de la biodiversité, les déforestations en masse, la fonte des glaces, et maintenant des épidémies et pandémies à répétition. Et qu’est-ce qu’il y a là derrière ? Le non-respect et la non-protection de nos grands biens communs naturels, c’est-à-dire les forêts, les pôles, les mers… Plus que jamais, pour faire face à l’anthropocène et justement ne pas s’en tenir à des solutions qui ne viseraient que des conséquences et pas leurs causes, il faut en venir à la protection de nos grands biens communs naturels qui ont un impact global.
Toutes ces questions, on sait qu’elles sont pertinentes, qu’elles sont justes, mais il y a une difficulté à les rendre effectives.
J’ai une position de plus en plus « ostromienne » là-dessus qui consiste à penser qu’il faut poursuivre les négociations internationales (les COP, les réunions du G7, etc.) même si la coopération internationale a beaucoup de mal à aboutir. Mais parallèlement, les communautés « du dessous », à tous les niveaux, doivent aussi mettre en œuvre des solutions locales, sans attendre. Elinor Ostrom appelle cela la gouvernance polycentrique. Après s’être mis d’accord sur de grands objectifs – par exemple, la réduction des gaz à effet de serre ou de cesser les déforestations de masse, il faut que chacun déploie ses solutions, les rende publiques pour que les autres s’y ajustent, les imitent, les complètent, etc.
En Amazonie, les activistes verts issus des communautés autochtones se font assassiner, par manque de protection de leurs droits et de leurs actions, donc ce n’est pas toujours simple d’appliquer les solutions localement, dans certaines parties du monde.
Oui, je pense que c’est un grand combat dans lequel, pour le moment, le rapport de forces est inégal et beaucoup de gens tombent. Mais, vous savez, pour arriver à la journée de huit heures, il y en a eu des grèves, des tirs de l’armée sur les manifestants… Malheureusement, on est de nouveau dans une période de ce genre. Quand je dis que c’est un moment historique, c’est une échelle pluridécennale que j’ai en tête, tout ne sera pas fait la semaine prochaine.
Dans votre livre, on se pose la question de l’application de cette notion de biens communs à large échelle, et vous citez l’exemple italien de la commission Rodotà, qui entendait lutter contre la privatisation de l’eau. Cet exemple-là ne pourrait-il pas être extrapolé à une échelle plus globale ?
Absolument. L’épisode de l’eau et de la définition juridique du bien commun par la commission Rodotà est tout à fait fondamental. Pour rappel, cela fait référence à Berlusconi qui, voici quelques années, faisait passer des décrets un peu « scélérats » visant la privatisation des services publics. L’eau s’est trouvée en première ligne. Et ce qui est très intéressant, c’est que cette lutte s’est menée sur le thème non pas de l’eau en tant que service public, mais sur le thème de l’acqua bene comune (l’eau est un bien commun). Et, comme tel, un bien commun n’est pas privatisable, car il appartient à tous. C’est la notion romaine des res publica, selon laquelle les « choses publiques » ne peuvent pas être privativement appropriées. Dans cette approche, une chose n’est pas non plus naturellement publique, elle le devient par délibération citoyenne, j’insiste sur ce point. On décide que l’eau est un bien commun, que l’éducation est un bien commun, que la santé est un bien commun… À partir de ce moment-là, on légifère dans une double direction ; d’un côté pour que l’accès à tous soit garanti, y compris pour les plus pauvres, et d’un autre côté pour que ce bien soit préservé pour les générations futures.
Vous abordez aussi la question cruciale : celle de la gouvernance. Et vous donnez l’exemple des « commis de confiance » comme modèle de gestion démocratique. Pourriez-vous étayer cette idée ?
Oui, les « commis de confiance », c’est une institution qui date de la Révolution française. Durant la période des états généraux, au moment de prendre certaines décisions, des collectivités locales – à différents niveaux – élisaient des commis de confiance mandatés sur une question précise sur laquelle ils devaient rendre compte. C’est une forme d’exercice de la démocratie qui complète la démocratie élective et participative. Les commis sont élus pour une tâche précise. Pourquoi ? Parce qu’il a été démontré que donner des mandats généraux ne fonctionne pas. Des gens élus pour accomplir un programme donné font ensuite le contraire, sans aucun état d’âme. Et cela alimente le complotisme. L’exemple de la Convention citoyenne sur le climat, qui vient notamment de s’achever, est un formidable déni de démocratie.
Vous dénoncez un système de castes ou de réseaux de « l’entre-soi » qui entravent le changement.
Oui, je n’ai malheureusement plus aucun doute là-dessus. Le néolibéralisme a réussi cela : faire en sorte qu’il y ait une élite qui circule de la grande entreprise à l’administration, à des agences de régulation. Ces personnages sont construits sur le même moule. Ils partagent tous le même point de vue et, comme ils savent qu’un jour, ils se retrouveront à la direction d’une multinationale, ils ne vont pas s’en prendre à elle.
Ce sujet est compliqué, parce que c’est évidemment ce que reprochent les complotistes. Comment peut-on apporter de la nuance dans un fait qui est un problème et une vision qui serait un peu plus étayée que celle des « élites pourries… » ?
Comme vous pouvez vous en douter, je suis vraiment ennemi du complotisme et j’essaye de le combattre par tous les moyens. Mais il est vrai qu’un certain nombre de complicités ou de mensonges proférés par des personnalités publiques nourrissent le complotisme. La vraie lutte contre le complotisme, c’est d’avoir des responsables intègres qui, quand ils ne savent pas, le disent et qui justifient ce qu’ils ont à dire. Le fait que de hauts responsables ont affirmé au début de la pandémie (en France par exemple) que porter des masques était dangereux, c’est insensé ! Comment voulez-vous que cela ne nourrisse pas la défiance ? De plus, on retrouve ensuite ces personnes dans des fonctions de prestige, ils ne sont pas sanctionnés pour leurs mensonges, mais récompensés pour services rendus !
Vous êtes cofondateur des Économistes atterrés, vous avez toujours jeté un autre regard sur l’économie que celle de la doxa. Aujourd’hui, face à l’urgence dans laquelle nous sommes, quel est l’axe prioritaire à adopter ?
Ce serait d’abord une politique industrielle active autour de la transition écologique et sociale. La deuxième priorité, c’est une réforme radicale du système de santé qui permette de faire face à cette épidémie et aux suivantes – il n’y a aucun doute là-dessus, surtout si l’on introduit dans ce système de santé la question des retraites et du quatrième âge. La troisième priorité, ce sont les jeunes et l’emploi. Si l’on était capables, à travers des grands programmes, de faire de cette génération Covid la génération de la transition écologique, en l’insérant dans des projets majeurs, on aura tout gagné.
C’est un peu ce que préconise la Commission européenne avec ces milliards qui sont dégagés et redistribués aux États européens contre des projets durables.
Oui, mais la Commission, elle est dans la rhétorique… Je suis un Européen convaincu, mais je pense que la Commission n’a pas les moyens, en termes financiers ou institutionnels, d’impulser cette transition. Elle est trop rongée par des contradictions d’intérêts entre États. Au mieux, elle peut arriver à des déclarations. Regardez le groupe de Visegrád sur la question de la pandémie : ces États sont complètement sortis des clous. Ils ont opté pour le vaccin Spoutnik, voire des vaccins chinois… Tout comme ils étaient sortis de la question de gestion de l’immigration ou du respect des droits fondamentaux. Il faudrait que l’Union soit capable de réagir et de montrer son utilité. La balle est dans son camp. Sera-t-elle capable d’impulser une direction ? J’en suis arrivé à une espèce de fatalisme ; je me suis longtemps battu pour essayer de faire en sorte qu’elle joue vraiment son rôle, mais je pense que ce n’est pas possible. Il faut faire avec : elle est dans le paysage et sans doute y restera, comme l’OMS.