Espace de libertés | Avril 2021 (n° 498)

Occuper le terrain pour défendre le commun


Libres ensemble

Spécimens centenaires menacés d’abattage, grands massifs forestiers ou petits espaces urbains enclavés mis en vente  : l’annonce d’un projet d’aménagement concernant feuillus et conifères fait réagir. Les arbres ont le don de susciter une intense mobilisation, dépassant parfois largement les frontières du local pour symboliser la convergence des luttes et l’attachement au bien commun.


Quand des terrrains arborés sont mis en vente par des propriétaires privés, qu’il s’agisse d’un bois comme celui situé entre Braine-le-Comte et Virginal, ou d’espaces urbains plus petits et enclavés, comme dans le quartier liégeois d’Outremeuse, où personne n’a de jardin et où le manque d’espace vert est criant, ils suscitent l’intérêt et la mobilisation de citoyens et de citoyennes qui aimeraient les voir devenir des biens communs, porteurs de sens et créateurs de liens. Il arrive aussi que des propriétaires de terrains aient des ambitions particulières  : créer un projet immobilier sur une terre agricole, construire une bretelle d’accès vers le site, aménager un parc d’activités économiques…

Le collectif, entre occupation et achat groupé

Dans le cas du quartier liégeois d’Outremeuse, par exemple, c’est un coup de fil à la société coopérative à responsabilité limitée Les Biens communaux qui a tout déclenché. Quelques habitants de la rue Porte-aux-Oies venaient de découvrir une affiche apposée sur le seul terrain non bâti du quartier. On y annonçait que celui-ci allait faire l’objet, de façon imminente, d’une vente publique en ligne, qui devait se terminer à peine une semaine plus tard, le 6 novembre 2020. Ni une ni deux, en moins de cinq jours, la SCRL levait plus de 150 000 euros auprès de 400 contributeurs par le biais des réseaux sociaux. Objectif  : acquérir le terrain pour y créer un jardin de quartier et rénover un petit bâtiment en ruine pour en faire en local associatif d’ici le printemps 2022.

À Braine-le-Comte, 80 hectares d’une ancienne argilière spontanément reboisée ont été acquis par près de 2 000 coopérateurs soucieux de mettre en place un accès public aux parcelles forestières tout en préservant la biodiversité. La moitié du site devrait être reconnue comme réserve naturelle agréée (RNA) et sera gérée par l’association Ardenne et Gaume. L’autre moitié fera l’objet d’une zone d’activités de sensibilisation et de valorisation, avec aire de bivouac pour promeneurs et camps scouts, vergers collectifs, exploitation du bois coupé sous diverses formes, activités de découvertes pédagogiques et moments de convivialité… À Liège comme à Braine-le-Comte, ces lieux sont conçus en tant que moteurs d’expérimentations sociales pour créer une gouvernance partagée et une écologie du commun.

À l’opposé de cette démarche plutôt légaliste, des mobilisations plus sauvages sont générées autour de projets perçus comme « nuisibles » et contraires au bien commun. À Arlon, l’intercommunale Idelux a pour but de construire un parc d’activités économiques artisanal à l’emplacement de l’ancienne sablière de Schoppach, que la Ville lui a cédée. En prenant connaissance du projet, les riverains ont lancé une pétition largement relayée… jusqu’au mouvement des Gilets jaunes. C’est ainsi qu’est née l’idée d’en faire une zone à défendre (ZAD), baptisée la Zablière, que des activistes ont occupée du 26 octobre 2019 au 15 mars 2021. Ils revendiquent l’abandon du projet de zoning et la création d’un statut de protection légale pour ce lieu déjà reconnu comme zone de grand intérêt biologique, qui abrite notamment un couple de hiboux grands-ducs et des plantes rares telles que l’orchis pyramidal1.

Convergence des luttes

Lorsqu’on arrive sur le site boisé de 31 hectares en bordure de la E411, on est accueilli par le chant joyeux des oiseaux, par une personne cagoulée, qui demande qu’on l’appelle Luca2, et par une banderole réclamant « Justice pour Adil et les autres ». Adil est ce jeune de 19 ans, mort à Anderlecht, alors que son scooter était percuté par un véhicule de police. Où qu’elles se situent, les ZAD se présentent comme des lieux de convergence des luttes  : défense de la biodiversité et préoccupation du vivant, refus des inégalités et des discriminations, anticapitalisme, lutte contre la violence policière… Occuper le lieu permet d’être en lien direct avec le territoire à défendre. Les zadistes y trouvent aussi un moyen de se réapproprier leur existence, d’inventer d’autres formes de vivre ensemble et de créer un monde meilleur.

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À Liège comme à Braine-le-Comte, les ZAD sont conçues en tant que moteurs d’expérimentations sociales pour créer une gouvernance partagée et une écologie du commun. © Caroline Dunski

« Nous sommes entre 2 et 2 000. Nous sommes portés par la justice morale, plus que par la justice légale, mais aux yeux de la loi, nous sommes des terroristes », confie Camille. « Camille est le prénom que se donnaient les zadistes de Notre-Dame-des-Landes pour empêcher les renseignements généraux de les identifier. L’avantage est que c’est un blaze non genré. » Jeanne constate que les zadistes sont « tellement de choses aux yeux des gens. La ZAD n’est pas une méthode très courante en Belgique. Il y a eu la bataille de l’Eau noire à Couvin (mobilisation des habitants contre un projet de barrage, NDLR) ou la ZAD de Haren contre la méga-prison, qui n’a pas réussi. Quand nous serons enfermés dans la prison contre laquelle nous nous sommes battus, on en fera une ZAD hyper-technologique (rires). Il y a des connotations qu’on essaye de nous attribuer, mais c’est un faux débat de la violence et de la non-violence ».

Un manuel de résistance, partage d’expérience et d’outils

Occupons le terrain est une coordination de collectifs citoyens et d’associations qui luttent pour la préservation des territoires et des ressources, indépendamment des méthodes utilisées par ces collectifs. Né un 17 avril, journée des luttes paysannes, ce réseau agit face à des dynamiques de plus en plus présentes  : privatisation et marchandisation des ressources naturelles que sont les terres agricoles, les espaces verts, les bois ou encore les chemins publics, bétonisation… Tous des projets qui attaquent la biodiversité ou la convivialité au sein d’espaces de vie.

Occupons le terrain a récemment publié un Manuel de résistance aux projets inadaptés, imposés et nuisibles!. Cet opus de 144 pages réunit expériences de luttes et outils, en identifiant six moments forts pour entrer en action, souvent liés aux procédures légales que va suivre un projet, et neuf actions clés, telles que s’orienter dans la « jungle » de l’urbanisme, souvent inaccessible aux 9/10 de la population, déchiffrer une demande de permis, construire un collectif, argumenter pour convaincre, écrire et diffuser une lettre type, sensibiliser, mobiliser et résister, communiquer avec les médias, élargir la vision collective et, enfin, élaborer un contre-projet pour l’avenir.

Aller dans le rapport de forces en menant des actions symboliques

Les rédacteurs du manuel soulignent que « les moyens de lutte sont propres à chaque situation. Quand les recours en justice ne sont pas suffisants, certains n’hésitent pas à aller plus loin, par exemple occuper le terrain physiquement, comme c’est le cas de la ZAD d’Arlon, aller dans le rapport de forces en faisant des actions symboliques, des manifestations, des flash mobs… Ce sont des pistes réunies dans le manuel, sans opposer ces stratégies de lutte et de mobilisation, sans les hiérarchiser. Il s’agit pour nous de montrer qu’elles sont complémentaires, même si elles sont très diverses et peuvent même parfois s’opposer. C’est souvent la complémentarité et l’articulation entre ces outils de lutte qui permet de créer du rapport de forces ».

Le réseau Occupons le terrain encourage les différents collectifs et les personnes à partager leurs compétences, leurs savoirs, leurs savoir-faire et les ressources. Pour les légalistes, aller jusqu’au bout signifiera porter le combat jusqu’au Conseil d’État. À Arlon, les zadistes défendent la Zablière à l’abri de barricades et de tranchées. Des Arlonais de toutes générations leur apportent de la nourriture, des matériaux pour former leur campement ou encore des compétences en construction.


1 À l’heure de boucler cette édition, les zadistes de l’ancienne sablière ont été expulsés par la police locale assistée de la police fédérale, au cours d’une opération menée dans le plus grand secret afin d’éviter une mobilisation massive.
2 Tous les prénoms des zadistes ont été modifiés.