Espace de libertés | Avril 2021 (n° 498)

Vivre comme avant ? C’est fini ! (Roland Gori)


Grand entretien

La société thermo-industrielle n’est plus. Vive… quoi, alors ? Le psychanalyste Roland Gori remonte le cours de l’histoire pour éclairer le présent et offrir à notre futur des perspectives nouvelles et créatives. À l’heure où la thématique de l’effondrement de nos sociétés revient dans les débats, il prend le temps de décrypter notre époque et la crise qui nous submerge pour penser l’avenir.


Estimez-vous personnellement que l’« effondrement » a déjà eu lieu ? Et pour quelles raisons ?

J’ai emprunté le titre de mon dernier livre à « La crainte de l’effondrement », un article du psychanalyste-pédiatre Donald Winnicott publié dans des années 1970, dans lequel il analyse la peur de l’effondrement dont certains patients font état, qui s’accompagne de la crainte de la dépression, de la mort imminente, de la maladie, etc. Il s’agit non pas d’une espèce d’anticipation d’un futur où un événement d’effondrement devrait advenir, mais plutôt de la trace d’un événement qui a déjà eu lieu dans le passé, mais qui n’a pas été éprouvé. Cela renvoie à la question du traumatisme face auquel l’organisme psychologique ou social peut se mettre en mode opératoire  : ce dernier répond au traumatisme, sans pour autant l’inscrire dans le psychisme, sans se doter de la possibilité de métaboliser ce qui arrive. C’est assez fréquent, notamment au cours des attentats, des guerres, des épidémies, enfin, de toute catastrophe. Nous réagissons quasi automatiquement. Nous savons ce qui nous arrive, cependant nous ne sommes psychologiquement pas en mesure de l’intégrer. C’est ce travail psychique qui est extrêmement important. Or, par analogie, nous pourrions dire qu’aujourd’hui nous n’avons pas intégré dans nos sociétés – en particulier occidentales – le fait traumatique que les catégories de penser et de juger, qui nous permettent de donner un sens à notre existence et à ce qui nous arrive, sont obsolètes. C’est-à-dire que notre présent est toujours illuminé par les astres morts des concepts, des notions aussi bien intellectuelles et affectives que morales, des principes fondateurs de nos sociétés thermo-industrielles. C’est comme cela que j’analyse l’état d’impréparation des sociétés surprises par la pandémie. Pour prendre un exemple très concret  : de nos jours, ce qui est important, c’est de produire. C’est d’extraire de l’énergie, aussi bien du vivant, de la nature, que des humains. Et nous ne nous rendons pas compte qu’en agissant selon ce principe, nous fabriquons les facteurs déclenchant des maladies et leurs vecteurs de propagation.

Roland Gori, psychoanalyst and professor emeritus of psychology and clinical psychopathology at the University of Aix-Marseille. 40th Hestejada de la arts d'Uzeste Mucial, faces villages of the arts at work. 2017. Roland Gori, psychanalyste et professeur ŽmŽrite de psychologie et de psychopathologie clinique ˆ l'universitŽ Aix-Marseille. 40eme Hestejada de la arts d'Uzeste Mucial, visages villages des arts ˆ l'oeuvre. 2017. (Photo by Patricia Huchot-Boissier / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP)Psychanalyste et professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l’université Aix-Marseille, Roland Gori est aussi l’initiateur de l’Appel des appels pour une insurrection des consciences. © Patricia Huchot-Boissier/Hans Lucas/AFP

Depuis plusieurs années, vous critiquez assez ouvertement notre société des experts. Quel regard portez-vous sur cette pandémie qui nous a poussés à solliciter les avis des scientifiques les plus éclairés ?

C’est un choix qui remonte à la fin du xviiie siècle. Progressivement, le politique, ayant perdu la substance transcendantale de récits justifiant « la conduite des conduites », pour parler comme Foucault, c’est-à-dire la gouvernementalité des individus et des sociétés, tend à se justifier par les sciences et les techniques, voire par l’économie. Dans un monde « sans esprit », pour reprendre aussi le titre de l’un de mes ouvrages1, nous désacralisons notre environnement et le vivant pour pouvoir les exploiter. Le sacré n’est pas seulement le religieux, il y a aussi un sacré laïque, avec des principes de justice sociale, de fraternité, d’égalité. Ces derniers se sont hélas effondrés, ils sont évidés, ce qui signifie dans le langage culinaire que l’on en a ôté les organes internes, la chair a été creusée. Dans le domaine scientifique, on parle de pseudomorphose, ce qui signifie que l’on conserve l’apparence d’un objet chimique ou physique, mais à l’intérieur, il s’est déjà transformé. Et en lieu et place s’installe une société du spectacle, de la marchandisation, de la consommation, du néolibéralisme, pour l’appeler par son nom, du capitalisme néolibéral, pour aller très vite. De ce fait, les politiques n’ont d’autre choix désormais – vu qu’ils se sont mis dans l’impuissance de réguler les marchés et les intérêts privés, par exemple en se dotant d’institutions et des moyens de faire prévaloir l’intérêt public et collectif sur les intérêts privés – que de se tourner vers des scientifiques qui, souvent, sont des techniciens du savoir plus que des penseurs pour justifier des décisions souvent déjà prises. Face à cette promotion d’une nouvelle fiction anthropologique d’un homme économique, non pas au sens du libéralisme classique, mais envisagé comme une espèce d’autoentrepreneur de lui-même, comme des microentreprises autogérées, ouvertes à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles, face à cet individualisme de masse donc, les principes politiques des gouvernements sont extrêmement fragiles. D’où la tendance à requérir les rationalisations, les justifications, les argumentations auprès des « scientifiques ». Mais, justement, on a bien vu de quelle manière au cours de cette pandémie, la vérité scientifique n’est pas respectée aujourd’hui. Elle devient une opinion parmi les opinions. Tout se passe comme si la qualité d’un fait scientifique n’était que la propriété émergente de la quantité des opinions favorables qu’il recueille. À partir de ce constat, on voit bien comment l’avis des scientifiques permettant de justifier des décisions politiques est particulièrement perméable à l’audience et au facteur d’impact de l’opinion ou des gouvernants.

Dans votre livre, vous faites remonter tous ces éléments au xixe siècle et vous nous dites que cet effondrement part d’un cadre de pensée hérité de cette époque. Vous citez même Camus, qui affirmait que « l’esprit a toujours du retard sur le monde ». On a un peu l’impression que c’est toujours le cas.

Le premier point est  : qu’est-ce qu’on appelle l’esprit ? Dans mon livre, je cite Jean-Pierre Vernant, qui d’ailleurs reprend une phrase d’Ignace Meyerson, selon lequel « l’esprit est dans les œuvres ». Ce qui veut dire que l’esprit d’une époque n’est pas abstrait, il s’objective dans les réalisations concrètes, qu’elles soient matérielles, artistiques, scientifiques. C’est ce que nous concrétisons dans le monde, ce que nous produisons. L’émergence d’une certaine rationalité dans la pensée antique n’est pas réductible à l’importance attribuée aux mathématiques, à la physique, ou à la mesure et à l’équilibre des œuvres plastiques. C’est d’abord et avant tout l’isonomie, soit les pratiques sociales d’égalité qui fondent la vie des cités antiques, en particulier athéniennes. Donc il y a pour ainsi dire un isomorphisme entre une manière de penser le monde et une manière de vivre, qui se réalise d’abord au premier plan dans les rapports sociaux. Il me semble que, de nos jours, nous continuons à penser avec des catégories et des notions de la fin du xixe siècle, telles que celles de compétition et de concurrence. Comme le dit Paul Valéry  : « La concurrence produit le meilleur prix, mais pas la meilleure qualité. » Ce n’est pas seulement une question de marchandise, c’est une question de vie. À notre époque, nous sommes toujours mus par cette idée que ce sont les premiers de cordée, qui ont été sélectionnés par le combat de tous contre tous, qui vont finalement améliorer la société, la nation, l’espèce, la race. Dans l’ouvrage, je commente énormément cet évolutionnisme d’Herbert Spencer, qui aboutit à un darwinisme social  : à savoir que ce sont la concurrence, la compétition et la sélection qui améliorent l’état d’un pays, d’une société, d’une race. Herbert Spencer pensait que la morale est prise dans cette évolution naturelle, sorte de naturalisation des faits sociaux qui le conduit à sa proposition  : « L’État ne doit pas protéger les plus débiles, les malades et les mal adaptés, mais doit laisser faire la nature. » C’est un point très important parce que c’est quelque chose qui revient sans arrêt. Même en ce qui concerne la pandémie, nous n’osons pas trop le dire, mais quand nous avons cette idée qu’il ne faut pas empêcher la vie sociale et économique de se développer, qu’il ne faut pas protéger les plus âgés, les plus malades, les plus inadaptés, nous retrouvons cette trace historique de la pensée spencerienne. Ce qui n’était pas le cas de Darwin, qui, lui, justement, considérait quand même qu’il y avait des instincts sociaux qui devaient contribuer à la régulation de la concurrence. Or, cette notion de concurrence et de sélection a été récupérée par les régimes totalitaires, notamment fasciste et nazi. D’une certaine façon, elle est aujourd’hui recyclée par un néolibéralisme qui vise à la disparition aussi bien des États que des nations au profit d’une globalisation transformant la planète en village marchand. La pandémie, à mon avis, ne fait que préfigurer ce qui nous attend. Il va de soi que nous voyons bien comment la globalisation marchande a favorisé l’émergence de maladies. Encore une fois, nous ne serons pas débarrassés de ces maladies infectieuses après le coronavirus. Je pense qu’il y en aura d’autres. Il faut bien voir que la concurrence, la compétition, la sélection continuent et que cela favorise le retour des épidémies.

C’est concomitant d’un autre point que vous développez  : vous incriminez aussi l’idéologie du progrès, qui conforterait finalement les dominants dans leur position sociale. C’est assez fort comme affirmation.

Oui. Il faut défendre le progrès contre l’idéologie et la propagande du progrès. C’est une idée soutenue par Adorno, qui estime qu’au nom du « progrès » nous faisons prévaloir l’hégémonie des techniques, de l’économie, en appui des capitalismes, et ne craignons pas de favoriser les différentes transformations anthropologiques possibles, jusqu’au transhumanisme. Je dirais, à la manière de George Orwell  : « Quand on me parle de progrès, je demande toujours si cela me rend plus humain ou moins humain. » Prenez encore Ernest Renan, qui affirme à la fin du xixe siècle que ce qui doit organiser aujourd’hui nos sociétés, c’est « la religion de la science ». La science s’est transformée en religion, avec ses rituels, ses cérémonies, ses cultes, sa théologie, ses croyances. Mais pas n’importe quelles sciences, celles qui permettent le profit. À partir de là, nous glissons au fur et à mesure du développement des sciences, des techniques et des réalisations industrielles vers cette idée que l’on va obtenir la liberté et le bonheur par le progrès des techniques et des industries qui découlent du progrès scientifique. Les techniques ou les sciences, qui sont quelque chose de tout à fait magnifique, ne constituent pas un danger. Ce sont des vecteurs d’émancipation, à condition que nous les utilisions pour accroître notre liberté et non pas pour faire prévaloir la production, la concurrence ou la marchandisation du vivant. Je ne suis pas technophobe et encore moins critique à l’égard des sciences. J’abhorre les discours complotistes que nous voyons fleurir en cette période pandémique. La science est une chose sérieuse, mais elle s’établit sur la base de faits produits par une rationalité procédurale d’expérimentations contrôlées, et non, comme nous le voyons actuellement, par un conflit d’opinions produit par les bons clients des chaînes médiatiques. D’ailleurs, nous réduisons d’une certaine manière le futur à l’imminent, c’est-à-dire au présent d’après. Nous revenons à un vieux débat  : il faut réhabiliter l’histoire, dont l’importance est capitale, dans notre capacité de penser le monde. C’est pour moi essentiel.

Plonger dans le passé pour écrire notre futur, ce serait la voie à suivre ?

Tous ces événements dramatiques, tragiques pour l’histoire humaine, se sont déjà posés et nous en avons oublié l’enseignement parce que nous les évacuons de notre mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective, en étant centrés sur le passé récent, pour oublier le passé ancien. Par exemple, lorsque nous parlons de la tyrannie des mesures sanitaires qui viennent entraver la vie sociale et économique, nous oublions que nous rencontrions le même discours en 1798 à New York, lorsque les marchands parlaient de la « tyrannie des quarantaines » qui faisaient obstacle au commerce. Nous avions la même chose en 1720, lorsque les intérêts privés ont poussé à faire entrer dans le port de Marseille un bateau qui était infecté par la peste, au nom justement de l’intérêt marchand. Et, de la même manière, en 1849 à New York, les banquiers ont refusé la modification des systèmes de réapprovisionnement de l’eau pour permettre des économies de crédit d’impôt aux New-Yorkais, quitte à ce que plusieurs centaines de milliers en meurent. Dans la situation actuelle, nous voyons bien comment, par exemple dans nos pays européens, l’externalisation de la fabrication des masques, des réactifs de tests, des respirateurs, des vaccins, a coûté beaucoup plus cher que ce que cela va rapporter. Le court terme nous coûte cher !

Comment, en tant que psychanalyste, comprenez-vous cette amnésie ? Pourquoi l’être humain balaie-t-il ces informations, qui sont à sa portée, et qui pourraient lui assurer un mieux-vivre et parfois sa survie ?

Le refoulement d’une expérience déplaisante est la chose la plus communément partagée par les individus et les sociétés. Prenons un exemple très concret. Aujourd’hui, que demandent les gens ? De vivre comme avant. C’est complètement dingue ! Nous avons eu une épidémie, des morts, des personnes qui ont souffert, une panne sociale, une casse économique et un désastre psychologique. Et la seule chose que l’on demande, c’est d’oublier. Eh bien non, il ne faut pas oublier. Parce que c’est chaque fois que l’on oublie ce qui s’est passé qu’on en souffre à nouveau. Cela est vrai des individus comme des sociétés. Il faut avoir le courage de dire aux gens  : « Non, on ne va pas vivre comme avant. C’est fini. » Il y a eu une expérience très coûteuse à tous égards, il faut que nous puissions justement en tirer les leçons. Parce que, de toute façon, cette pandémie est la troisième épidémie de coronavirus depuis moins de vingt ans. Et parce que nous savons très bien qu’il y a toujours eu ce que les microbiologistes appellent des « transitions épidémiques », c’est-à-dire que les changements de civilisation sont toujours accompagnés d’épidémies qui ont sculpté à la fois l’environnement de l’humain, son biotope et ses modes de vie. Oublier cette leçon de l’histoire des épidémies relève d’un « court-termisme » qui nous coûte cher.

Cela prend du temps de dérouler une pensée, d’argumenter. Et finalement, la place que les médias, et peut-être les écoles, consacrent à cette réflexion est indigente. Informer correctement ne constitue-t-il pourtant pas la clé pour induire les évolutions ?

L’ascèse intellectuelle est pour moi quelque chose de très important. Mais suffit-il d’informer pour que les choses changent ? Là, malheureusement, le psychanalyste que je suis est obligé de vous faire part de son pessimisme le plus absolu. En effet, il ne suffit pas de dire aux gens la vérité pour qu’ils l’intègrent, car nous préférons l’information médiatique jusqu’à l’« infobésité ». L’information ne suffit pas, il faut encore la digérer, et accepter de prendre du temps long pour modifier des structures symboliques qui sont nécessaires pour transformer nos modes de vie et nos modes de pensée. Or, quand on est sur le court terme, quand on est pris par des prescriptions de rentabilité, par une pensée que j’appelle une rationalité pratico-formelle, c’est-à-dire une pensée des affaires, une pensée du droit, du protocole, quand on est pris par ce cycle de rationalité, on ne laisse pas de place à l’imagination. Et je citerai à ce propos Walter Benjamin  : « Il faut dépasser la négativité du monde par le désespoir de notre imagination. »


1 Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, Les liens qui libèrent, 2016, 240 p.