Espace de libertés | Avril 2021 (n° 498)

Des graines de joie sur le pas de la porte


Culture

Dans leurs vêtements rappelant les couleurs tranchées des jolies fleurs des champs, les Sœurs Coquelicot se présentent sur le seuil de personnes isolées pour pousser la chansonnette et apporter un peu de bonheur. Après leur éclosion à Leuze-en-Hainaut en juillet dernier et une petite trêve hivernale, Jojo et Titine ont repris la route du côté de Ath.


Elles se sont rencontrées à l’occasion d’un atelier sur les émotions qu’elles animaient, chacune de son côté, pour les futurs instituteurs et institutrices à la Haute École de Louvain-en-Hainaut, à la demande de Katheline Toumpsin, directrice du Centre culturel de Leuze. Isabelle Baivier et Vinciane Geerinckx, alias Jojo et Titine, sont toutes les deux comédiennes. Isabelle est également clown à l’hôpital, et elle a présenté aux futurs enseignants Et moi!, un spectacle créé avec sa compagnie Pour Kwapa. De son côté, avec sa compagnie Sur le fil, Vinciane conçoit des projets théâtraux ou sonores qui, la plupart du temps, intègrent le public dans le processus de création.

Pendant le premier confinement imposé par la crise sanitaire, Isabelle contacte Katheline et Vinciane pour leur proposer de lancer un projet artistique ponctuel, à destination des personnes isolées et fragilisées qui souffrent particulièrement du confinement. Naît alors un duo clownesque qui prend le nom bucolique des Sœurs Coquelicot. Isabelle devient « Jojo », pour Josiane, et Vinciane est « Titine », pour Christine. « Le coquelicot est le symbole du réconfort », explique Vinciane. « C’est l’une des fleurs qui a le plus de graines. Elle est à la fois très fragile et très puissante. » « Comme pour le clown, qui ose montrer au monde ce qu’on ne montre pas habituellement », ajoute Isabelle, « c’est sa sensibilité et sa fragilité qui font sa force. »

Une première tournée est organisée en juillet. Pour sa mise en place, le Centre culturel de Leuze s’est associé à l’Équipe sociale et solidaire, un groupe de femmes bénévoles très actives, qui vont régulièrement rendre visite à des personnes isolées, en prison ou dans des homes pour personnes âgées. Les Sœurs vont alors dans une centaine de maisons pour livrer des coquelicots en tissu, réalisés par Suzanne Prédour, artiste leuzoise « magicienne aux mains d’or ». C’est elle aussi qui a créé les guêtres, les chapeaux et les écharpes des deux comparses.

Touchées aux larmes

Le Centre culturel travaille aussi beaucoup avec le Plan de cohésion sociale qui a réengagé les Sœurs Coquelicot pour effectuer une deuxième mission, en décembre, alors que de nouvelles mesures étaient prises. « En juillet, c’était encore léger, il faisait beau, on voyait une fin à cette pandémie », explique Vinciane. « Mais maintenant (on est alors mi-décembre, NDLR), ça fait longtemps, il fait froid, c’est l’hiver, les gens voient encore moins de monde et on ne voit plus de fin au Covid. On a rencontré beaucoup de personnes très touchées qui ont pleuré. Au deuxième passage, elles nous attendent, elles sont déjà beaucoup plus légères. Elles sont contentes de nous voir et demandent qu’on revienne. Elles attendent de pouvoir nous offrir le café quand on pourra rentrer chez elles. »

culture_soeursEn visitant les personnes isolées, les deux Sœurs Coquelicot plan­tent des petites graines de joie et d’amour dans leur cerveau ! © Rebecca Larchevêque

C’est que, mesures sanitaires obligent, les Sœurs Coquelicot doivent rester sur le seuil des habitations, dûment protégées d’une visière en plastique, qui complète leur tenue vert, rouge et noir. Certaines personnes isolées préparent toutefois le noir breuvage avec l’espoir que les Sœurs fassent fi des règles sévères. En ce piquant jour de décembre, la dame qui leur ouvre la porte s’excuse de les recevoir dans sa tenue de travail. Elle nettoyait ses carreaux… Une autre se retrouve en pantouffles sur un trottoir devenu scène.

Clown relationnel, un vrai métier

Vinciane confie qu’« il y a quelque chose de très touchant dans le fait de voir toutes ces personnes isolées. On sent qu’on apporte quelque chose, que c’est presque mieux qu’un médicament. Isabelle, qui vient du Clown à l’hôpital, sait encore mieux que moi ce que ça apporte. On plante des petites graines de joie et d’amour, toutes ces ocytocines ou dopamines, ces hormones de bonheur que ça peut sécréter dans le cerveau de ces personnes. À chaque nouveau passage, on les sent plus positives qu’au premier ».

Dans les homes, Vinciane constate « une régression totale des personnes qui souffrent de solitude. Comme on va de chambre en chambre, c’est comme si on venait uniquement pour chaque personne. Je suis persuadée que cela permet aux gens de se sentir vivants, parce qu’on vient les voir ».

« On ne vient pas faire un spectacle pour tout le monde », précise Isabelle. « C’est ce que j’appelle le clown relationnel  : c’est quelque chose entre le spectacle et le social. On arrive quelque part, on essaye de respirer avec la personne, pour être au même endroit, dans la même énergie, et de l’attraper là où elle est. » Et Vinciane de compléter  : « Nous ne sommes pas des psychologues ni des assistantes sociales, mais c’est une manière d’être dans une bulle d’amour, de rêve, qui peut attiser cet élan de vie, la petite flamme qu’on a tous en nous. » Dans le cadre de ses activités de clown à l’hôpital, Isabelle a été formée par un hygiéniste à entrer dans des chambres Covid. « Psychologiquement, il faut avoir une grande conscience de soi-même pour ne pas être écrasée par ce qui se passe. La véritable empathie, c’est de rester bien centrée et de permettre à l’émotion de la personne de venir se déposer sur nous, sans qu’elle vienne heurter l’une de nos propres blessures. »

Un futur pour la culture

Les Sœurs Coquelicot ont bondi sur l’appel à projets « Un futur pour la culture » lancé par la ministre Bénédicte Linard (Ecolo) en août dernier, pour pouvoir développer leur projet dans d’autres communes, sans devoir leur demander des moyens financiers. Cet appel à projets consiste notamment à soutenir des artistes en leur octroyant des bourses de recherche et d’exploration. Plus de 1 000 projets ont été soumis et un cinquième d’entre eux ont été sélectionnés.

La bourse ainsi obtenue permettra aux Sœurs Coquelicot d’être coachées pour s’adresser à des publics très fragiles, à des personnes encore plus isolées qu’elles ne l’étaient avant que survienne la crise sanitaire. Ce qui devait être un projet ponctuel, en réponse à une crise dont on n’avait pas anticipé les nouvelles vagues, prend une dimension d’autant plus forte et légitime. En mars, les Sœurs Coquelicot sont allées à la rencontre des Athois.e.s isolé.e.s. En ce mois d’avril, elles sèment à nouveau leurs petites graines en maison de repos, à Leuze cette fois. « Avec le désir de faire perdurer cette mission essentielle », conclut Isabelle.