La technologie infuse de plus en plus notre quotidien, le façonne, le conditionne, poussant l’émergence d’un modèle sociétal inédit, voire anxiogène. Dans son travail, l’artiste numérique Félix Luque Sánchez remet en question la technologie et son impact – notamment le développement de l’intelligence artificielle et de l’automatisation – de même que les relations que l’humain entretient avec celle-ci.
Pour l’exposition « Verisimilitude » proposée au Mima, Félix Luque Sánchez a collaboré avec Damien Gernay (design) et Iñigo Bilbao Lopategui (numérisation 3D). Le projet a débuté au Fresnoy-Studio national des arts contemporains à Tourcoing, en 2019. Au travers d’installations, de sculptures ou encore de vidéos, l’exposition présente une réalité décalée, un futur nostalgique du passé, et des œuvres créées à partir de vestiges de celui-ci, au moyen de technologies de pointe. Le point de départ ? « Le constat d’un glissement vers une société moins optimiste et moins performante. L’angoisse individuelle liée à la pandémie diminue notre capacité à imaginer un destin collectif », relève Félix Luque Sánchez. « Or nous avons besoin de nous projeter. » Et en tant qu’artiste, de partager une vision des choses « au travers d’œuvres futuristes qui nous parlent d’aujourd’hui et créent une sorte d’archéologie du présent ».
Félix Luque Sánchez et ses compères présentent une réalité décalée, un futur nostalgique du passé, et des œuvres créées à partir de vestiges de celui-ci, via des technologies de pointe. © Laetitia Bika
Chacune des œuvres de Félix Luque Sánchez est constituée de différents volets. À partir de matériel électronique et numérique, l’artiste conçoit ainsi des scénarios spéculatifs d’un avenir proche entre fiction et réalité, confrontant le spectateur à ses craintes et à ses attentes par rapport à la technologie, du remplacement de l’humain par la machine à son rôle purement fonctionnel. Dans « Verisimilitude », il est en particulier question d’« un monde post-carbone où la voiture serait un fétiche du passé et les robots des artistes. C’est un jeu de miroir qui parle du présent, de ses espoirs, de la peur du futur et des expressions artistiques high-tech décrivant ce réel ».
Virée dystopique
D’emblée, une vidéo réalisée sur l’autoroute Charleroi-Reims capte quatre survivalistes dans une décharge de voitures, qui cèdent à la tentation d’une petite virée avant de détruire le véhicule. Des images réelles sont ici travaillées à partir d’un scanner laser 3D. « L’idée est d’utiliser les codes de la publicité et du vidéoclip musical propre aux jeunes, et de modifier la perception de la réalité par cet outil. » La vidéo s’intègre dans l’installation en trois parties Junkyard, centrée sur des carcasses de voitures, entre autres artefacts fétichisés de l’industrie du carbone. « Un emblème, lié au monde du pétrole, des minerais et des métaux rares. Ce qui m’intéresse dans les épaves automobiles, embraie Félix Luque Sánchez, c’est l’aspect symbolique puissant, qui perd de sa valeur en devenant de la ferraille. On est dans une approche capitalocène. » Et de paraphraser Paul Virilio sur la relation entre la technologie et les accidents : « Chaque fois qu’une nouvelle technologie a été inventée, une nouvelle énergie exploitée, un nouveau produit fait, on crée aussi une nouvelle négativité, un nouvel accident. » Au-delà des vicissitudes individuelles, l’artiste souligne les effets de « l’industrie dans son ensemble, avec la production, la distribution, les fouilles et l’utilisation, et ses conséquences sur les ressources terrestres, l’organisation du travail et les rôles de genre ».
De même, poursuit-il, « ce qui est interpellant aujourd’hui, c’est que l’on ne sait plus, comme jusqu’il y a peu, de quoi sont faits les appareils (boîtes noires, ordinateurs…) ou comment les réparer. Notre rapport à la technologie s’est modifié, elle nous échappe. Il est important de revenir à une éthique, de s’interroger sur des thèmes comme le marché de l’obsolescence ou l’aliénation homme-machine ».
Territoires et mémoire
Toujours dans cette veine capitalocène, l’œuvre Memory Lane propose des installations qui restaurent des paysages décimés des Asturies, qui ont marqué le parcours des artistes. Des dizaines de tubes lumineux sculptent un amas de branches, à l’origine d’architectures éphémères. Dans la vidéo, une route de campagne apparaît et disparaît, entrecoupée de plages et de bois asturiens. « Memory Lane est un travail autour du territoire et de la mémoire. On s’est demandé comment redonner vie à des territoires très singuliers pour nous. Il était important de fixer leur mémoire à travers de nouvelles technologies qui deviennent sujets d’œuvres. Grâce à un scanner, par exemple, on va numériser la réalité, la rendre virtuelle, puis la re-matérialiser. Cela génère un décalage, une distanciation qui permet un regard fictionnel sur la réalité. En détournant un outil technologique, ici un scanner 3D laser, nous détournons aussi notre perception commune du souvenir et inventons une forme d’expression technopoétique. »
La chute présumée de tout ceci ? Une forme de finitude, symbolisée par l’installation Perpétuité. Deux machines programmées, sortes de libellules électroniques attirées par la gravité, traduisent l’éternel et en même temps son impossible concrétisation. Malgré l’apparente perfection du dispositif, l’automatisation mécatronique des mouvements répétitifs et identiques. « À une époque où la science bouscule les croyances religieuses et leurs promesses d’éternité, les deux robots de Perpétuité dessinent et effacent dans un mouvement continu le symbole de l’infini. L’éternité promise dans ce ballet robotique est celle de l’impermanence », soulignent les artistes. « Nous sommes confrontés à notre disparition, à l’heure où nos créations technologiques, nos machines nous dépassent en maîtres de la répétition, du travail collaboratif, de la donnée et du calcul. Cette installation fonctionne comme une métaphore du temps présent, et offre un espace de contemplation, face à notre temporalité accélérée. L’imagination qu’elle tente de représenter est celle de notre réalisation à travers le rêve technologique. Lorsque la société humaine est confrontée à son extinction, l’éternel devient une nouvelle tâche pour nos machines, une utopie dans un futur sans humanité. »