Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

Le choix du patient : une (nouvelle) priorité


Dossier

Très tôt, en tant que jeune docteur en médecine dans un village de campagne, il s’intéresse aux problèmes de santé rencontrés spécifiquement par les femmes. Devenu essayiste et romancier, exilé à Montréal, il continue son combat pour que les médecins écoutent et respectent davantage leurs patient.e.s. Rencontre avec Marc Zaffran, alias Martin Winckler, généraliste féministe militant qui n’a pas peur de secouer le caducée


Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la santé des femmes ?

J’ai été sensibilisé très tôt au fait que les femmes rencontrent des problèmes de santé différents de ceux des hommes. Dans la vie d’un homme, il y a un évènement physiologique majeur : la puberté. C’est un moment crucial sur le plan de la santé, mentale en particulier. Mais dans la vie des femmes, des évènements physiologiques, il y en a tout le temps. Cela commence par la puberté. Après il y a les règles, les grossesses, les fausses couches, les accouchements, de façon répétée pendant presque trente-cinq ans de vie de reproduction. Puis la ménopause. Ce sont des évènements très importants mais qu’on ne traite malheureusement pas comme relevant de la physiologie, c’est-à-dire comme quelque chose de normal qui peut avoir des variantes nécessitant un traitement. Par exemple, avoir des menstruations, c’est physiologique. C’est un phénomène habituel – on ne va pas dire normal, parce que la norme, c’est très discutable. Mais avoir mal au ventre pendant ses règles, ça, ce n’est pas normal. On dit aux femmes : « Vous avez mal, c’est normal, on va vous laisser souffrir », alors que c’est une obligation morale et éthique de la part des médecins de soulager les douleurs. Mais toutes les enquêtes montrent que les femmes, à niveau de douleur et à pathologies identiques, sont moins écoutées, moins crues et moins bien soulagées que les hommes. Il y a un préjugé de genre : face à une personne qui a mal, si c’est un homme on le croit, si c’est une femme… peut-être qu’elle en fait trop.

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Dans votre roman Le Chœur des femmes, vous faites dire à l’un des médecins : « On ne peut pas soigner les hommes et les femmes en partant du principe qu’ils mentent. »

La plupart des médecins dans les pays occidentaux viennent de milieux favorisés et ont des préjugés classiques : quelqu’un qui ne vient pas de leur milieu est moins respectable. Et tout le monde est moins respectable qu’eux, parce qu’eux sont médecins et les autres pas. Ils ont tendance à porter des jugements de valeur sur l’aspect physique, la manière de parler, l’orthographe. Et le préjugé fait que finalement, quand quelqu’un va leur dire quelque chose, ils vont choisir de le croire ou non. Mais on ne peut pas travailler de cette manière. Si vous êtes soignant et que votre patient vous dit quelque chose, vous devez le croire. On me répond parfois : « C’est dangereux, parce que les gens ne nous disent pas toujours la vérité ». Oui, la plupart des gens ne disent jamais la vérité, mais ce n’est pas la question. Nous ne pouvons pas savoir ce qui est vrai ou pas. En revanche, les sentiments sont toujours vrais. Quelqu’un qui a peur, il a peur. Quelqu’un qui a mal, il a mal. Quelqu’un qui se fait du souci pour son mari, sa femme, son enfant, c’est forcément vrai. Peut-être que les détails ne sont pas tout à fait exacts, mais cela n’a pas d’importance. On s’occupe de quelqu’un qui ressent des choses. Si on s’occupe de ses sensations, ses sentiments, ses émotions, on ne peut jamais se tromper. Encore faut-il entendre et apprendre à écouter. Si on n’apprend pas à écouter, on porte des jugements de valeur du type : « Madame, vous avez mal aux genoux, mais vous faites 30 kilos de trop, donc c’est votre poids ». Non, parfois, la douleur du genou n’a rien à voir avec le poids. Il ne faut pas plaquer des diagnostics, à la tête du client. Il faut apprendre aux étudiants à entendre les sentiments des gens. Pour écouter, il faut respecter et penser que ce que la personne a à dire est respectable.

Ce manque de respect de certains médecins est-il encore plus fort vis-à-vis des patientes ?

Des enquêtes en Angleterre, aux États-Unis, dans les pays scandinaves le montrent : il y a des préjugés de genre qui conditionnent la façon dont les médecins s’adressent aux individus. Il y a des préjugés liés à l’âge, à la race, mais les plus permanents, ce sont  les préjugés envers les femmes. À niveau d’éducation identique, si vous avez un couple homme-femme dans la pièce, le médecin va le plus souvent s’adresser à l’homme, même si c’est de la femme qu’il s’agit. Il va toujours présumer que la femme n’est pas capable de comprendre ou, pire, qu’elle est parasitée par ses sentiments et n’entendra pas ce qu’on va lui dire. Alors que les hommes aussi ont des sentiments et des émotions. Si vous êtes sidérés par la peur, vous n’allez pas plus comprendre selon que vous êtes un homme ou une femme. On devrait traiter absolument tout le monde de la même manière, en gardant à l’esprit que les gens, quand ils entendent une nouvelle choquante, ne vont pas tout intégrer. On retrouve ce préjugé autant chez les hommes médecins que chez les femmes médecins. Ce n’est pas une question de genre, mais de posture.

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Faudrait-il revoir la formation des médecins, en accordant notamment plus de place à la santé des femmes et à l’écoute ?

Le corps de référence dans l’apprentissage de la médecine, c’est le corps masculin. C’est une aberration ! Le corps masculin n’est pas compliqué, il n’a que très peu de fonctions spécifiques. Si on enseignait la médecine en partant du corps féminin physiologique, ce serait beaucoup plus pertinent. En plus, beaucoup de maladies touchent spécifiquement les femmes. La migraine est à 90 % féminine. Les fibromyalgies, dont le seul symptôme est la douleur diffuse, touchent plus les femmes. Mais la médecine a toujours été une profession sexiste. Pendant longtemps, les femmes ne pouvaient pas être médecins, elles pouvaient juste être infirmières ou aides-soignantes. Cette hiérarchie fait que le corps médical, de façon avouée ou inconsciente, se comporte de manière supérieure. Donc déjà, pour pouvoir soigner, il faut abdiquer ce sentiment de supériorité. J’ai dû travailler là-dessus moi-même quand j’étais jeune médecin. Il faut se placer à la hauteur de la personne en face de nous, en disant : « Je ne suis pas meilleur ou supérieur à elle, j’ai juste accès à des outils dont elle ne dispose pas. Mais ces outils sont à son service, ce n’est pas elle qui est à mon service, c’est moi qui suis au sien. » C’est un changement de paradigme. Aujourd’hui la figure du médecin est une figure tutélaire que l’on regarde vers le haut. Il y a des gens qui n’oseront jamais poser des questions au médecin si le médecin ne les autorise pas à s’exprimer. Mais dès que le médecin s’assoit au même niveau qu’eux et dit « Écoutez, posez-moi toutes les questions que vous voulez », les questions sortent. Je me souviens de l’époque où il n’y avait pas encore Internet et où mes confrères disaient : « Les patients les plus horribles, ce sont les professeurs, les enseignants parce qu’ils posent toujours des questions. » Personnellement, je trouve ça bien qu’ils posent des questions. C’est leur corps, cela me paraît tomber sous le sens ! Des gens me donnaient une photocopie d’une page d’encyclopédie ou un article de journal en disant : « Est-ce que vous avez lu ça, docteur ? Qu’est-ce que vous en pensez ? » Si je l’avais lu, je leur disais ce que j’en pensais. Ou je prenais le temps de le lire. Mais je n’ai jamais considéré comme une insulte à mon savoir que les gens aillent chercher des informations ailleurs. Parce que je ne savais pas tout. Il faut accepter l’idée que la personne qui connaît le mieux sa maladie, c’est celui qui en souffre. La personne qui connaît le mieux le diabète, c’est la personne diabétique. Parce que c’est son diabète, qui n’est pas exactement le même que celui du diabétique d’à côté. Comment peut-on avoir la vanité de dire à une personne diabétique, qui vit avec son diabète depuis vingt-cinq ans, « je sais ce qu’il vous faut »  ? Non, on peut lui proposer des choses, on peut lui montrer des techniques nouvelles, mais on ne peut pas lui dire « je sais ce qui est bon pour vous ». Le choix revient au patient.