Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

Culture

Figure de proue du cinéma français, Céline Sciamma porte haut les valeurs féministes. Avec « Portrait de la jeune fille en feu », elle tisse une histoire d’amour troublante au XVIIIe siècle entre une peintre et son modèle. Offrant au passage un rôle vibrant à son actrice fétiche, l’engagée Adèle Haenel que nous avons rencontré.


C’est l’un des films qui a fait vibrer le Festival de Cannes en mai dernier. Non pour son côté sulfureux, le film étant plus sensuel que sexuel, mais pour le tableau des sentiments qu’il esquisse à coups de pinceau. L’histoire débute dans un atelier de peinture, la professeure y prend la pose et se trouble à la vue d’un tableau que l’une des élèves a sorti d’une armoire. On y découvre une jeune femme dans la pénombre, dont le bas de la robe s’est enflammé. Une œuvre mystérieuse qui a pour titre Portrait de la jeune fille en feu. On replonge alors quelques années en arrière. La peintre, Marianne, débarque sur une île bretonne. Nous sommes en 1770, un temps où les femmes ont encore beaucoup à conquérir. Sur place, l’artiste devra réaliser le portrait d’Héloïse, une jeune femme qui a quitté le couvent suite au suicide de sa sœur. Celle-ci devait épouser un riche Milanais. La fiancée disparue, c’est donc sa sœur qui prendra sa place, mais l’intéressée résiste : elle refuse de poser, s’opposant par ce geste au mariage qui lui est imposé, à la vie qu’on lui dicte. Marianne devra se faire passer pour une dame de compagnie et l’observer au plus près afin de la reproduire sur la toile. Entre les deux femmes, une relation s’installe, tendue d’abord, tendre ensuite, amoureuse enfin… Pour camper ces héroïnes, Céline Sciamma, à qui l’on doit déjà La Naissance des pieuvres et surtout Tomboy et Bande de filles, a jeté son dévolu sur Noémie Merlant, et son actrice fétiche (et compagne dans la vie), Adèle Haenel. Avec deux Césars en poche (pour Suzanne et pour Les Combattants), l’actrice de 30 ans se démarque tant par son parcours rythmé par des personnages forts dans des films de registres variés, que pour son engagement en tant qu’artiste et que femme.

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 Avec ses personnages, Céline Sciamma nous rappelle le chemin parcouru depuis deux siècles pour les femmes, et celui qu’il reste à faire.

Un engagement constant à l’écran, à la vie

Actrice, on l’a vue tour à tour capitaine d’une équipe de natation synchronisée (La Naissance des pieuvres), fille-mère (Suzanne, c’est d’ailleurs en recevant son César qu’elle fera son coming-out et affichera sa relation avec Céline Sciamma), aspirante soldat (Les Combattants), activiste (120 battements par minute) ou encore flic (En liberté, qui lui vaudra une nouvelle nomination au César de la meilleure actrice). « Je crois qu’en fin de compte, ces femmes finissent toutes par me ressembler un peu », constate Adèle Haenel. « Il ne faut pas trop construire ses personnages. Ils évoluent au fil du tournage. Quand je commence un film, je pense à la façon de jouer les scènes, d’interagir avec les autres. J’avoue que je ne le vois jamais au travers du personnage en tant qu’unité psychologique… » Tout en reconnaissant que la psychologie n’est toutefois jamais loin : « Jusqu’à présent, j’ai fait des films qui correspondaient aussi à des moments de ma vie où je me posais des questions sur tel ou tel sujet. J’adore me pencher sur les questions de représentation, les techniques de jeu, comment on allie la technique à une certaine philosophie. Comme un petit chimiste de garage, j’essaie de mettre tout ça en branle. Je suis mue par une dynamique de recherche. Du coup, j’essaie de trouver des rôles en phase avec ma période de réflexion, ou je l’y amène. Mais souvent les deux se rejoignent. Par exemple, pour le Portrait de la jeune fille en feu, je me posais pas mal de questions sur l’obscénité de l’émotion. En Europe, on a une tradition de l’acteur à fluide, qui tremble, brûlant, avec un rapport un peu incandescent à l’émotion. Parfois, c’est obscène, j’avais envie de jouer quelque chose qui soit plus issu des influences japonaises. Un personnage dont le visage est comme un masque immobile, comme celui d’une héroïne de BD dessinée avec deux simples traits. Et puis, il y a la dynamique, la façon dont le personnage se construit, le masque qui se craquelle et la vie qui apparaît plus nettement. »

Non à l’image de l’actrice passive !

Pour elle, camper Héloïse était donc une évidence, même si beaucoup l’auraient bien vue endosser le rôle de Marianne, d’apparence plus forte, plus libre, et dans sa tête et dans son corps. « On me dit souvent que j’aurais dû faire Marianne, mais il était prévu que j’incarne Héloïse dès le début », réagit l’intéressée. « Avec Céline, on partage pas mal de réflexions. Ce film, c’est un dialogue entre un peintre et un modèle. Il parle du rôle du modèle, c’était évident pour moi de l’incarner. Ce n’est pas un rôle subsidiaire. On a trop tendance à vouloir diviser entre ceux qui pensent et ceux qui sont, c’est un discours dominant qui est faux. J’ai vu à Paris une exposition sur Dora Maar, que l’on se contente souvent de décrire comme une muse de Picasso. Comme si elle n’avait été que cela, qu’elle s’était contentée d’être regardée ! C’est complètement con de voir les choses comme ça ! » L’image de l’actrice passive, elle le concède, cela l’agace. « On peut se limiter à être de la pâte à modeler dans les mains d’un réalisateur quand on débute, mais par la suite, cela n’a aucun intérêt. Cela voudrait dire qu’on remet toute responsabilité dans les mains du réalisateur. Or, l’acteur a, lui aussi, sa part de responsabilité. On travaille ensemble, pas sur une œuvre sortie tout droit de la seule tête du réalisateur. C’est du moins comme cela que je vois les choses. Quand on fait quelque chose, on s’implique, dans l’histoire, dans la façon dont elle est racontée. Quand je fais un film, je suis passionnée. Je m’implique à fond. Je n’arrive pas à lire d’autres scripts à ce moment-là ou à parler d’autre chose que ce que je suis en train de faire. »

L’implication, l’engagement, on y revient. Le film aborde aussi la condition de la femme. Avec ses personnages, Céline Sciamma nous rappelle le chemin parcouru depuis deux siècles, et celui qu’il reste à faire. Ce dont Adèle est bien consciente : « Les avancées féministes sont là, mais il ne faut surtout pas voir les choses sur le mode de la concession. L’ordre établi ne change que si des mouvements politiques se mettent en place. Si les femmes ont obtenu des droits, surtout ces cinquante dernières années en Europe occidentale, c’est grâce à leur mobilisation ! » Un engagement auquel l’actrice participe à sa façon, en revendiquant son homosexualité, en incarnant des battantes. Une évidence pour elle. « Les artistes dialoguent avec le monde. Cette image de la bulle increvable des artistes est fausse. La vraie force vient du monde réel. L’artiste doit prendre en charge des questions politiques de manière artistique. Je suis fan de Nina Simone, une artiste formidable : tout son engagement politique est au service de l’art. On a notre responsabilité. On me trouve sans doute trop sérieuse, mais je prends ça à cœur ». Ce qui, à nos yeux, est loin d’être un défaut.