Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

Si la genèse du CAL m’était contée


Libres ensemble

Il a pris part pendant plus de trente ans à la vie institutionnelle du mouvement laïque. À l’occasion du 50e anniversaire du Centre d’Action Laïque, Georges Liénard, ancien président (1975-1983) et administrateur, a accepté d’évoquer avec nous les premières années d’existence de celui-ci. Voici une synthèse de ce prolifique entretien1 émaillée de quelques souvenirs.


Dans les années 1960-1970, on parle très peu de laïcité en Belgique. Bien sûr, il y a des associations laïques qui existent, certaines depuis le XIXe siècle, mais elles œuvrent chacune dans leur domaine d’activités spécifiques telles la Ligue de l’enseignement, La libre pensée ou l’Union rationaliste. Au niveau local, il s’agit d’associations qui vivotent parfois ou d’autres fois marchent très bien.

Rassembler ce qui est épars

D’emblée, Georges Liénard tient à préciser qu’il n’était pas présent au moment de la création du CAL. Il en est effectivement devenu président en 1975 mais il a pu consulter et dépouiller des archives intéressantes2 sur cette période de gestation. « Je me souviens, on m’avait invité à Chimay pour donner une conférence. À la fin, on m’a demandé d’inscrire un mot dans le livre d’or et j’ai constaté qu’il y avait une période de trente ans où il ne s’était rien passé : une page blanche. Ensuite, les commentaires reprenaient avec le témoignage d’une jeune personne qui se lamentait car elle avait voulu faire une enquête sur la laïcité à Chimay. Quoique toujours bien reçue, elle s’était rendu compte que les gens ne savaient pas de quoi il s’agissait. Et qu’ils n’avaient plus entendu parler de laïcité depuis plusieurs décennies. C’était un comité qui avait vieilli, les membres étaient partis. L’organisation dépendait, à de nombreux endroits, d’associations de ce genre. »

Les pompiers tentent de maîtriser l'incendie qui a pris dans le magasin Innovation à Bruxelles, le 22 mai 1967, où 253 personnes ont péri et soixante deux autres, blessées. Firemen try to stop the fire that devastated the Innovation department store in Brussels, 22 May 1967, where 253 people died and 62 others injured. (Photo by AFP)

1967 : l’incendie du grand magasin « À l’Innovation » et l’absence de place pour les funérailles laïques fut un évènement déclencheur de la structuration du mouvement laïque. © AFP

L’élément déclencheur de la prise de conscience laïque est à chercher dans la signature du Pacte scolaire en novembre 1958, fameux texte qui fait alors la part belle à l’enseignement catholique, seul négociateur de poids en présence. Ses conséquences (avantages octroyés à l’enseignement catholique, désintérêt vis-à-vis de l’école publique et des sphères non confessionnelles) sont source de profondes déceptions parmi les laïques et ne manquent pas d’insuffler chez les militants des associations les plus clairvoyants une volonté d’en coordonner l’action.

Au moment où ces idées sont lancées, les suites du dramatique incendie du grand magasin « À l’Innovation », le 22 mai 1967, renforcent cette prise de conscience. En effet, l’incendie fait de nombreuses victimes (on parle de 251 morts et 62 blessés) et leurs dépouilles sont rassemblées dans une chapelle ardente. Vu le nombre des victimes, un enterrement collectif est prévu. « On savait que parmi les victimes certaines se revendiquaient comme libres penseuses ou laïques et personne n’a pu intervenir pour un discours de type non confessionnel. Tout cela est passé sous le goupillon », résume Georges Liénard. « Cette situation avait vivement choqué ! »

Cette période est marquée par des débats, tant en Wallonie qu’à Bruxelles, dans le but de s’organiser et de coordonner les actions d’associations pour la promotion des idéaux de la laïcité dans la société. Entre 1967 et 1970, trois associations francophones de coordination sont successivement créées. Une première tentative date de novembre 1967 au sein de la Ligue Humaniste (LH), une association fondée par des militants laïques émanant pour la plupart de cercles wallons de libre pensée et inspirés par les succès de l’Humanistich Verbond en Flandre. Il y aura également la Fédération des Amis de la Morale laïque (FAML) en 1969, sous l’impulsion de Jean Schouters qui en sera le premier président.

Mais c’est finalement au sein du Centre d’Action Laïque, une structure de regroupement d’associations (et non de personnes) ayant un statut juridique, que les associations laïques se fédèrent en 1968. Le 15 juin de cette année-là se tient à la maison de l’Union des anciens étudiants de l’ULB, à Bruxelles, l’assemblée constitutive du CAL à laquelle participent plusieurs associations laïques dont La Libre Pensée de Schaerbeek, la Fondation pour l’assistance morale aux détenus et la Famille heureuse de Liège. La Ligue humaniste en devient membre fondateur tout comme onze autres associations : la Fondation Magnette-Engel-Hiernaux, l’association Ernest De Craene, la Ligue de l’enseignement, l’Union rationaliste de Belgique, La Pensée et les Hommes, La Libre Pensée de Schaerbeek, Les Amis de la Jeunesse laïque, Pensée et Morale laïques ainsi que les associations présentes à l’assemblée constitutive3.

Le CAL est constitué autour d’un objet : défendre et promouvoir la laïcité. Son siège social se situe d’abord à Charleroi avant de s’installer à Bruxelles. Le premier président en est René Toussaint (1969-1971) dont le grand mérite sera de parvenir à rassembler les principales associations laïques autour du projet de Centre d’Action Laïque. Il est à la base de nombreuses autres réalisations comme la constitution, en 1964, de la Fondation pour l’assistance morale aux détenus et celle de la Fondation pour l’assistance morale laïque, avec Robert Dille, président de l’Humanistich Verbond. Pendant son bref mandat, il est secondé par une équipe de militants convaincus comme Lucia de Brouckère et André Corhay. Mais c’est avec la présidence de Paul Backeljauw en 1972 que les activités du CAL vont véritablement démarrer.

Un maître mot : «coordination »

Il y aura quelques résistances et il faudra convaincre, surtout au niveau régional, et expliquer qu’il ne s’agit pas d’instaurer une concurrence mais bien une coordination. En d’autres termes, rassembler en conservant la personnalité et les spécificités d’actions de chaque association et prêter son concours aux associations en conjuguant leurs efforts, en les informant et en les représentant. L’objectif de la représentation par rapport aux pouvoirs publics sera essentiel, notamment à un autre niveau que le communal.

Des sections régionales du CAL seront progressivement créées. À ce sujet, Georges Liénard évoque avec émotion Claire Cornet « qui a mis tout son courage et sa détermination à rassembler l’ensemble des associations de la région liégeoise ». Et de raconter : « Un soir, elle m’appelle en larmes. Ce sont des larmes de joie, tellement elle était émue et contente d’avoir réussi à rassembler tous les représentants des associations qu’elle avait invitées. Les choses se sont alors mises en place et ont mené à la création de la régionale de Liège. »

Chevilles ouvrières

Quand on lui demande quelles sont les personnalités qu’il souhaite évoquer, Georges Liénard cite spontanément deux importantes chevilles ouvrières de la structuration du CAL dont il souhaite mettre le rôle plus en lumière : Lucia de Brouckère et Jean Schouters.

Lucia de Brouckère est alors une éminente scientifique et professeure à l’ULB. Elle est, en tant que chargée de cours, la première femme à enseigner dans une faculté des sciences en Belgique. Libre-exaministe, militante laïque infatigable, elle est membre du conseil d’administration de nombreuses associations parmi lesquelles l’Extension de l’ULB, La famille heureuse et la Ligue de l’enseignement, dont elle devient vice-présidente en 1964. Elle contribue activement à la création du CAL et en assume la fonction de vice-présidente de 1975 à 1981. « Au moment où j’étais président », raconte George Liénard, « elle était vice-présidente et c’était assez amusant car elle avait été ma professeure à l’université. Mais nous étions sur le même niveau. Elle a notamment lancé la réflexion sur la notion de laïcité et d’organisation des associations dont les statuts respecteraient les principes de laïcité. Lucia de Brouckère a aussi coordonné la mise en place de la régionale de Bruxelles avec beaucoup de doigté. Elle a été, en quelque sorte, la missi dominici qui allait dans les associations en sillonnant les régions, expliquant l’intérêt de se regrouper. Les unes après les autres, les régionales ont été créées. »

Jean Schouters est quant à lui colonel de l’armée belge. Pendant plus de vingt-cinq ans, ses combats sont ceux de la laïcité. Comme il est dit plus haut, il fonde la FAML en 1969. Administrateur du CAL dès 1971, il en est le secrétaire de 1972 à 1983. Il est également secrétaire du Conseil central laïque dès sa création, en 1972, jusqu’en 1996. La structuration du mouvement laïque lui doit beaucoup. Très soucieux d’informer les laïques, il crée le Bulletin du CAL en 1972. Plus tard, il exerce la fonction de rédacteur en chef du magazine Espace de Libertés. « Un magazine à vocation générale, point de rencontre du mouvement dans son ensemble », comme il l’écrit dans son « testament » laïque4.

« Jean Schouters, c’était un administrateur militaire ! » se souvient Georges Liénard. « Doté d’une mémoire extraordinaire, il était très pointilleux, rien ne lui échappait. En action depuis le début du CAL, il a été une figure centrale. Pour chaque réunion, il rédigeait une note personnelle dans ses petits carnets. Il me les avait remis et c’est vraiment une mine d’informations. Le CAL avait acquis une certaine réputation de “faire avancer le schmilblick”. L’initiateur de cet état d’esprit, c’était Jean Schouters. Quand on prenait une décision, il avançait. Je pense que c’est ce qui a été la force du CAL. Travailler avec lui était très agréable, il donnait un suivi aux choses. »

Pour terminer, Georges Liénard évoque ce qu’il considère comme une belle réussite du Centre d’Action Laïque : « Je crois que le CAL a continué sur la lancée qui a été initiée par ce groupe-là – Jean Schouters, Lucia de Brouckère, Robert Hamaide et Paul Backeljauw – avec un extraordinaire développement. Ce qui me touche, c’est que ça marche toujours dans un esprit de collaboration et d’ouverture. Le CAL, ses présidents, ses bénévoles, ses travailleurs ont réussi à rester dans ce cadre. Cela avait été créé dans cet état d’esprit, cela continue. Et ça, c’est remarquable ! »

 


1 Entretien réalisé le 17 juin 2019.
2 Dossier d’archives de lettres et dossiers originaux déposés au CAL, dépouillé par Georges Liénard.
3 Premiers statuts du CAL publiés au Moniteur belge le 3 juillet 1969.
4 Espace de Libertés, n° 240, 1996.