« Les Enténébrés », troisième roman de l’écrivaine, psychologue clinicienne et psychanalyste française Sarah Chiche, se dévore telle une fresque sombre et puissante sur l’amour fou. Les traumatismes familiaux y côtoient ceux de l’histoire, des décombres de la Deuxième Guerre mondiale à la catastrophe climatique actuelle. Un livre miroir de notre époque.
À Paris, Sarah, psychologue, vit avec Paul, un brillant intellectuel hanté par la question de la fin du monde et du réchauffement climatique. À Vienne, où elle part pour écrire un article sur les conditions d’accueil des réfugiés, Sarah tombe amoureuse de Richard, un musicien archi-connu. Ils se cherchent, se perdent, se trouvent, s’éprouvent… N’allez pas croire qu’il s’agit d’une énième autofiction, dont la littérature française contemporaine a le secret de fabrication. « Mon seul centre se trouve dans le corps de l’écriture. Et Sarah est traitée sur le même plan que tous les autres personnages du livre », précise Sarah Chiche, très marquée par des auteurs comme Fernando Pessoa, Thomas Mann, Maurice Blanchot ou Marguerite Duras. « Ils sont dans un refus systématique de toute psychologisation, en n’expliquant pas les causes, mais en les montrant », poursuit-elle.
Le roman de Sarah Chiche raconte ainsi l’histoire des fantômes qui nous ont précédés, de ceux que nous avons aimés ou haïs, qui continuent à parler en nous et à nous hanter. À l’occasion d’une enquête sur une extermination d’enfants dans un hôpital psychiatrique autrichien, ceux de Sarah vont réapparaître pour ne plus la quitter. Traversée par d’autres existences, par diverses époques, la jeune femme laisse ressurgir toute son histoire familiale. Le XXe siècle a fait émerger, à chaque génération, quelques figures hallucinées par l’absurdité du monde puisque la maladie familiale prend naissance dans la déportation du grand-père, Pierre, victime d’expériences nazies, revenu traumatisé, qui deviendra par la suite photographe pédophile dans l’Afrique postcoloniale. D’une génération à l’autre, les personnages des Enténébrés traversent le siècle, en répétant des comportements ténébreux. En s’en éloignant aussi, malgré tout, malgré eux, comme dans une ronde – à l’instar de celle d’Arthur Schnitzler – où la mort et le désir circulent entre les individus.
Écrivaine, psychologue clinicienne et psychanalyste, Sarah Chiche s’interroge : jusqu’à quel point les fautes, les erreurs de nos ancêtres nous influencent-elles ? © Hermance Triay
« Il y a ce que l’histoire collective nous transmet, c’est vrai, mais en tirons-nous toujours les enseignements nécessaires ? Vraisemblablement, non ! Avons-nous tiré tous les enseignements qui ont conduit l’Europe au nazisme ? Il faut croire que non quand on voit, un peu partout dans le monde, revenir l’extrémisme et son lot d’horreurs. À titre individuel, c’est la même chose. Jusqu’à quel point les fautes, les erreurs de nos ancêtres nous influencent-elles ? Comment pouvons-nous nous en affranchir ? Et surtout, quelle est notre part de libre arbitre ? Nous avons beau être épris de liberté, nous sommes parfois recouverts à notre corps défendant par les fautes commises par ceux qui nous ont précédés. Vous avez beau ne pas vouloir ressembler à votre mère, il suffit d’une attitude, d’un mot, d’un regard, pour qu’elle parle en vous. », continue Sarah Chiche.
Un climat où tout brûle
Dans le roman, on trouve en toile de fond un personnage central : le climat. Il s’ouvre d’ailleurs par un temps caniculaire, par un soleil trop vif embrasant le ciel viennois. « Les Enténébrés est le cauchemar d’un climat où tout brûle, où le souffle du vent est à chaque fois l’opérateur du mal, cette folie qui circule de génération en génération dans un monde dévasté par le réchauffement climatique, les guerres, les exils… C’est un livre qui dit l’époque dans laquelle nous nous trouvons. Certains personnages se comportent parfois comme des lâches, des salauds, les hommes comme les femmes, parce qu’ils ont eux-mêmes souffert de la violence, de l’inceste ou de la folie. C’est la cascade des violences. », ajoute l’auteure.
Dans ce climat de dévastation généralisé, les cœurs brûlent aussi, l’auteure voulant faire ce lien entre l’écologie terrestre et l’écologie psychique : « De même que le climat se dérègle, nous aussi, nous pouvons nous dérégler, en nous consumant d’amour, de peur ou en étant en proie à de telles tristesses ou angoisses que nous gelons émotionnellement. » C’est ainsi qu’au sortir d’une nuit sans sommeil en Autriche, alors qu’elle était au chevet de réfugiés, Sarah se retrouvera soudain foudroyée par l’évidence de la passion. « L’amour, y compris dans ses formes excessives, est peut-être le lieu où nous pouvons exprimer la part la plus obscure et la plus secrète de notre individualité », relève la psychanalyste. « À travers lui, il s’agit aussi de s’essayer à la liberté, au risque, voire à une forme de résistance, alors que l’imminence de la fin des temps nous menace », affirme l’auteure.
L’amour de la folie du monde
Si le roman est celui de l’amour fou entre adultes, Les Enténébrés aussi celui de l’amour fou entre un parent et son enfant. « C’est un sujet qui me préoccupe beaucoup. Raconter l’histoire d’amour d’un enfant pour sa mère, même quand elle est maltraitante. Je voulais décrire cette capacité à pouvoir aimer et vivre pour deux, même quand votre mère est incapable de vous aimer, même quand celle-ci porte la mort en elle, n’aime plus la vie, ne s’aime plus elle-même. »
En fin de compte, cet amour pour la folie du monde est la clé du roman de Sarah Chiche. « Je tenais beaucoup à ce que cette idée soit chevillée dans le corps des personnages, dans le corps de l’écriture, comme si le livre était un plaidoyer pour la vie envers et contre tout, même si les ténèbres sont au cœur du récit. Je souhaitais célébrer la beauté terrible du monde, en étreignant la vie de toutes ses forces. »
Car pour l’écrivaine, notre vie intime est le reflet du monde : « L’intime ne peut pas se penser en dehors du politique. Il est tout à fait frappant de voir la manière dont les attentats qui ont frappé la France et la Belgique, ces dévastations collectives, ont agi en nous et nous ont poussés à faire des choix que nous n’aurions peut-être jamais faits dans d’autres circonstances. »