Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

International

En octobre et novembre prochains, pour la deuxième fois depuis la chute de l’ancien président Ben Ali, les Tunisien.ne.s se rendront aux urnes pour des élections législatives et présidentielles aux enjeux cruciaux. Même si elle apparaît comme un pays qui a réussi sa transition démocratique, la Tunisie doit faire face à de nombreux défis : la montée du fondamentalisme religieux et la fuite de ses jeunes vers l’Europe.


Le 9 octobre 2018, la Tunisie adoptait une loi condamnant toutes les formes de discriminations raciales. Une première dans le monde arabe. Une victoire pour la société civile tunisienne qui dénonçait depuis longtemps les violences à l’égard des Noirs tunisiens ou subsahariens, considérés comme des esclaves dans certaines régions du pays. Quelques mois plus tôt, le pays avait adopté une autre loi historique, celle contre les violences faites aux femmes. Mais sur le terrain, peu de choses ont changé. « Nous sommes les champions des lois écrites. Sur le papier, toutes les lois sont extraordinairement égalitaires, pour les femmes, mais sur le terrain rien ne bouge », nous expliquait Fawzia Zouari lors de son passage à Bruxelles en novembre dernier. Écrivaine et journaliste tunisienne, docteure en littérature française et comparée de la Sorbonne, elle milite pour les droits des femmes au pays du jasmin et s’inquiète de la montée du fondamentalisme religieux. « Il y a sur le terrain une telle islamisation des mentalités que les pratiques ont changé. Vous avez des jeunes filles qui ne militent plus comme féministe et qui attendent un mari. La moitié des femmes se voilent, 100 % même dans certaines petites villes du Sud. Nous n’avons jamais vu ça. On a diffusé pendant des années un feuilleton turc, Le Harem du sultan, et les jeunes filles s’imaginent toutes devenir des courtisanes. » Depuis septembre 2017, les Tunisiennes peuvent enfin épouser des non-musulmans. Une loi arrachée par les militantes féministes mais qui a suscité de vives oppositions politiques. Tout comme celle sur l’égalité successorale entre hommes et femmes. « Du temps de Bourguiba, cette loi aurait trouvé moins de résistance. »

Tunisian women chant slogans as they wave their national flags during a demonstration to mark Tunisia's Women's Day and to demand equal inheritance rights between men and women on August 13, 2018, in the capital Tunis. - Tunisia's President Beji Caid Essebsi announced plans to submit a draft bill to parliament equalising inheritance rights between men and women. The proposal to equalise inheritance is among the most hotly debated of a raft of proposed social reforms, guided by a commission the president set up a year ago. (Photo by FETHI BELAID / AFP)

En octobre et novembre se tiendront respectivement des élections législatives et présidentielles en Tunisie. Un moment clé pour faire le point sur différents enjeux relatifs aux droits fondamentaux. © Fethi Belaid/AFP

Une oumma menaçante

Cette islamisation de la société pourrait être favorable au parti islamiste Ennahdha. Un parti qui a choisi de devenir un mouvement dont « l’islam n’est pas la finalité, mais un point de référence ». Au qualificatif d’islamiste, ses leaders préfèrent désormais celui de « démocrate-musulman », en référence au parti démocrate-chrétien en Europe. Principale force au Parlement tunisien, Ennahdha avait dû se résoudre à céder la place à un cabinet de technocrates début 2014. Mais pour Youssef Seddik, philosophe, anthropologue et islamologue tunisien, c’est le seul parti organisé, capable de remporter les élections. « Cela me paraît être un danger énorme pour la Tunisie. Je ne crains pas que le pouvoir soit issu un jour de cette formation politique, ce serait tout à fait légitime s’ils emportent une majorité qu’ils gouvernent comme tous les partis de droite qui ont gouverné en Europe. Ce qui m’effraie le plus, c’est un peu ce qui se passe en Turquie : qu’ils poursuivent un système qui annihile la nation. La Tunisie n’existera plus. L’Égypte n’existera plus. Dans ce système, il y a ce qu’on appelle l’oumma, le concept de nation islamique, sans frontières. Et à la fin des fins, c’est toute la planète qui doit être islamisée. Le plus effarant, c’est que ça n’existe pas dans le Coran. Le Coran contient un verset formidable : « Si Dieu le voulait, il aurait fait de vous une seule oumma mais il n’a pas voulu. » « Pour Fawzia Zouari, c’est dans la laïcité que la Tunisie pourra trouver son Salut. La Constitution de 2014 précise le caractère civil de l’État tunisien mais elle somme l’État de « protéger le sacré ». « La laïcité reste quand même l’impensé arabe et musulman. On est tous censés être croyants en terre musulmane parce qu’un athée, ça n’existe pas… »

Des jeunes désenchantés

Près de neuf ans après la chute de Ben Ali, la révolution a aussi laissé un goût amer à ceux qui l’ont portée : les jeunes. Le chômage touche 30 % des jeunes diplômés. « En 2011, les jeunes se battaient pour leur dignité, mais aussi pour des conditions de vie meilleures, pour le travail, pour une école publique et un système de santé publique performants qui donnent à chacun la possibilité de se faire soigner dans des conditions dignes et les moyens de subsistance minimale dans sa vie quotidienne. Ces droits ont même été inscrits dans la Constitution. Malheureusement, ces demandes ne sont pas satisfaites aujourd’hui », explique Mokhtar Trifi, président d’honneur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Et les jeunes perdent espoir, au point de tenter leur chance en Europe via la Méditerranée, au péril de leur vie. Les Tunisiens sont aujourd’hui devenus la première nationalité en termes de nombre de demandeurs d’asile en Italie. Ils sont 1 910 à être arrivés en Italie entre janvier et avril 2018, huit fois plus qu’à la même période l’année précédente. « Que l’on parte de Syrie, d’une zone de guerre, je comprends », nous dit Fawzia Zouari. « Mais pourquoi, après la révolution, les Tunisiens n’ont-ils pas cessé de partir ? Il n’y a pas que les jeunes, d’ailleurs. Les compétences sont parties aussi. » Pas moins de 10 000 ingénieurs sont partis en moins de trois ans, mais aussi bon nombre de médecins. Ils s’installent en France et en Allemagne principalement. « On a la démocratie que l’on a voulue, mais il y a un malaise qu’il faut étudier. Pourquoi toujours cette envie d’aller vers l’Europe ? »

Si ces intellectuels appréhendent le résultat des élections, ils ne perdent pas espoir en l’avenir et demandent le soutien de l’Europe. « En ce moment, en Tunisie, il y a le camp des modernistes qu’il faut soutenir, ceux qui veulent faire de la Tunisie un pays moderne, non corrompu. Et il y a ceux qui veulent nous faire revenir au Califat », poursuit Fawzia Zouari. Elle qui demande que l’Europe soutienne les laïques et les modernistes, « au lieu d’aller si souvent serrer la main des islamistes et signer des contrats pour avoir l’argent. » Youssef Seddik poursuit : « L’Europe ne doit pas intensifier l’aide à notre égard ou les échanges commerciaux, non. Elle doit affirmer que son destin est lié au nôtre. » Autre piste d’espoir : les femmes, les Tunisiennes. « Je leur fais confiance », déclare Fawzia Zouari, « je crois qu’elles vont être la grande force de résistance contre l’obscurantisme. » Et de faire un parallèle avec l’époque de Bourguiba, lorsqu’il a proclamé l’indépendance de la Tunisie en 1956. « Il avait misé sur deux choses : l’éducation et l’égalité pour toutes les femmes. C’est cette dimension qui a fait entrer la Tunisie dans la modernité. »