Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

Témoin d’une civilisation mourante.


Grand entretien

Un entretien avec Amin Maalouf

Connu pour « Léon l’Africain » et « Samarcande », écrivain et journaliste préoccupé par son époque, Amin Maalouf est aussi visionnaire. Depuis plus de vingt ans, il pose un regard franc et peu complaisant sur nos sociétés, avec une certaine expertise prémonitoire de l’évolution de nos civilisations.


En 1998, l’écrivain dissertait sur Les Identités meurtrières. Il y a dix ans, il prédisait Le Dérèglement du monde ; aujourd’hui, il nous annonce Le Naufrage des civilisations. Le grand écrivain nous emporte dans son Liban natal où les racines familiales se confondent avec un idéal levantin : « Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante. » Ainsi débute l’épopée.

Né en 1949 à Beyrouth, vous avez passé le début de votre enfance en Égypte, patrie d’adoption de votre grand-père maternel. Votre mère est issue d’une famille francophone maronite, dont une branche provient d’Istanbul, ville hautement symbolique qui a nourri votre imaginaire. Pour couronner votre ouverture au monde et aux civilisations, votre père journaliste vous intéresse très tôt à l’actualité. Vous avez une expertise quasi prémonitoire sur nos civilisations depuis plusieurs décennies. Pouvez-vous nous expliquer quel était cet idéal levantin ? Est-ce dans ce berceau que l’on peut expliquer une partie de la déroute du monde actuel ?

J’ai grandi effectivement dans des sociétés où il y avait une qualité de vie commune que j’ai très peu retrouvée plus tard. J’ai vécu principalement à Beyrouth, et dans un quartier où il y avait des gens qui venaient de partout, avec de multiples croyances et qui échangeaient véritablement les uns avec les autres, dans des rapports très égalitaires. Il y avait un véritable respect de la culture de l’autre et des idées d’autrui. J’ai l’impression que ce modèle aurait pu inspirer d’autres régions du monde. En réalité, il s’est avéré extrêmement fragile  : je l’ai vu assez rapidement se désintégrer. Il y a, dans d’autres pays, des communautés différentes qui vivent ensemble, mais je n’y ai jamais ressenti cette qualité de relations et de respect profond de la culture ou de la dignité de l’Autre.

ok_gdentretien1

L’écrivain franco-libanais a reçu le prix Goncourt en 1993 pour « Le Rocher de Tanios ». © Sandra Evrard

Vous vous approchez d’une certaine idée de la laïcité quand vous dites qu’aujourd’hui, le refus de reconnaître l’existence des différentes communautés religieuses ou linguistiques n’a pas pour conséquence de renforcer l’égalité, mais au contraire de creuser, d’exclure et de marginaliser ?

Je dirais qu’il n’y a pas de recette absolue pour toutes les sociétés. L’idée qui a présidé à la création du Liban était de reconnaître l’existence de toutes les communautés, même celles qui constituent 1 % de la population. Et en soi, c’était une excellente chose puisque dans d’autres pays de la région, on ne reconnaissait pas l’existence de communautés, parfois présentes depuis des millénaires. Le problème, c’est qu’au Liban, on a donné beaucoup trop de poids aux communautés religieuses. On leur a confié, par exemple, tout ce qui relève de l’état civil. À mon avis, cela a plombé l’évolution de la société. On a investi les communautés religieuses et leurs dirigeants d’une partie de la souveraineté du pays. Et de ce fait, chaque communauté s’est cherchée un protecteur à l’étranger. On a ainsi vu des conflits entre des puissances qui étaient arrivées sur le sol libanais à la demande de factions locales.

Comment est-on passé, comme vous le dites dans votre livre, d’un monde gouverné par le Dr Jekyll à un autre dirigé par M. Hyde ? Comment est-ce que des peuples qui ont rêvé et partagé les mêmes mythes, les mêmes ambitions, sont devenus des foules arrogantes, violentes et désespérées ?

C’est évidemment un long processus. J’insiste beaucoup sur les changements qu’il y a eu et qu’il y aura dans cette partie du monde. L’idée qui prévaut aujourd’hui un peu partout, c’est que cette région ne bougera jamais, que les sociétés sont immuables, que c’est sans espoir. Ma vision des choses est tout autre  : je me dis que si cela a bougé ces dernières décennies, même dans un sens qui n’est pas celui que je souhaitais, cela veut dire qu’elles ne sont pas totalement immuables et que rien n’interdit qu’elles puissent bouger dans une autre direction. Je continue à penser que l’aspiration profonde des populations n’est pas d’aller vers plus d’intolérance, plus de violence et de radicalisme, mais au contraire, c’est une aspiration qui rejoint celle de tous les peuples de la Terre : vivre mieux, dans la dignité, dans des sociétés libres.

Pour expliquer les clés du changement, du naufrage, vous évoquez deux gros évènements du XXe siècle, le premier est la guerre israélo-arabe de juin 1967, la fameuse guerre des Six Jours. Le désespoir arabe serait-il né à ce moment-là et aurait-il influencé tout ce qu’on connaît aujourd’hui d’extrémisme religieux ?

On ne peut pas réduire une évolution aussi importante à un facteur, mais un évènement me semble déterminant : c’est la défaite arabe de 1967, la guerre des Six Jours qui s’est passée en réalité sur une journée… Le 5 juin 1967, tout était déjà joué. Et la défaite de Nasser, qui était porteur de tellement d’espoirs dans la région, a signifié celle de tout le mouvement nationaliste arabe qui ne s’est jamais relevé de cette journée d’humiliation militaire. Le monde arabe n’a jamais retrouvé le souffle, l’espoir, qu’il avait à ce moment-là. Il a été littéralement assommé. Je me souviens de ces évènements, j’avais 18 ans à l’époque, je me rappelle des années qui ont suivi : on a assisté depuis à la disparition du nationalisme arabe, suivi par celle de tous les mouvements de gauche dans la région et à la montée d’une autre idéologie qui est devenue dominante… La région a changé, le nationalisme fondé sur la langue ou l’ethnie a disparu, remplacé par un nationalisme fondé sur la religion.

En quoi l’année 1979 est-elle l’année du « grand retournement », deuxième évènement clé selon vous ?

En février 1979, l’arrivée de Khomeini au pouvoir correspond au début d’un mouvement qui va s’étendre dans beaucoup d’autres pays et avoir des répercussions sur la planète entière. Trois mois plus tard, en mai 1979, c’est l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, avec une nouvelle manière de gouverner. Elle rompt avec le capitalisme social qui voulait concurrencer le communisme : c’est la fin du social, des droits des travailleurs. Elle dit : nous allons faire une politique de capitalisme cohérent, sans complexe. Elle a réussi à instaurer cette norme dans le monde entier. Cette année-là a été marquée à la fois par la montée des affirmations identitaires qui culminent avec la révolution iranienne et par la montée d’une nouvelle manière de gouverner : deux évènements majeurs qui conditionnent le monde où nous sommes, entre tensions identitaires et sociales, avec énormément de personnes qui ont le sentiment d’être persécutées ou laissées de côté.

Vous citez également dans votre livre Antoine de Rivarol : « Les empires les plus civilisés seront toujours aussi près de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille. Les nations, comme les métaux, n’ont de brillant que les surfaces. » C’est évidemment une belle leçon pour l’avenir. C’est pour ça que vous avez écrit ce livre ?

Il ne faut rien prendre pour acquis. Il ne faut pas s’imaginer que parce qu’on a évolué dans une direction, les problèmes vont se résoudre tout seul… Non ! Parfois, l’humanité passe par des périodes délicates, difficiles, et il n’est pas certain qu’il y aura une intervention providentielle pour résoudre les problèmes. Il faut avancer les yeux ouverts. La lucidité est, je pense, la qualité la plus nécessaire dans le monde d’aujourd’hui. Nous devons voir le monde tel qu’il est et réfléchir à des solutions.

Avez-vous sur vous le petit bristol que vous dites ne jamais quitter ?

Oui, je l’ai. C’est un vers d’un poète arabe d’Espagne, qui a vécu au XIIe siècle, et qui permet de garder à l’esprit que dans cette civilisation, il y a une aspiration humaniste profonde. Et probablement qu’un jour, on reviendra à cette aspiration. Cela dit : « Si je suis fait d’argile, le monde entier est mon pays et toutes les créatures sont mes proches. »