Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

Urgent ! Résister à Bolsonaro


Libres ensemble

Philosophe, journaliste, écrivaine, ex-secrétaire adjointe aux droits humains à São Paulo, Djamila Ribeiro est une figure phare du féminisme noir brésilien. Elle nous parle de ses livres, de son activisme et des effets délétères de l’extrême droite au pouvoir, dans un pays où le racisme et la violence sont monnaie courante.


Quelle est votre approche du féminisme ?

Je me place dans une perspective radicale de transformation de la société, qui passe par différentes étapes, et principalement, la rupture avec la vision abstraite de ce que l’on désigne comme « oppression » . Nommer toutes les oppressions structurelles et savoir quelle place occupe la problématique au sein de la société : il y a encore des oppositions à considérer certaines réalités, dont celle de la femme noire. Mais c’est déjà un pas d’en parler et de connaître les statistiques des groupes sociaux pour pouvoir penser à des solutions émancipatrices.

Votre militantisme s’appuie sur l’écriture et en particulier sur la mise en évidence de la production des intellectuelles noires dans l’histoire. Une nécessité ?

L’écriture est un processus très important de restitution de notre identité. Autrement, l’on grandit dans une société où on a la sensation qu’il n’y a pas de gens comme nous qui ont un savoir à partager. Il n’est pas réaliste que la vision d’un seul groupe domine. Dans La place de la parole noire, je questionne le droit à la parole dans une société où la masculinité, la blanchité et l’hétérosexualité sont la norme. Afin de penser à d’autres perspectives qui rompent avec l’histoire unique, et d’imaginer d’autres possibilités d’existence pour les Noirs. Mon action de résistance passe essentiellement par l’écriture, mais cela reste difficile dans une zone où la femme n’a jamais été perçue comme un sujet pensant. J’ai par exemple étudié la philosophie à l’université de São Paulo, mais je n’y ai jamais croisé de femmes philosophes qui y enseignaient. Dans le cadre de mes recherches, j’en ai contacté de mon côté. Cela me semblait essentiel pour contrer l’épistémicide, c’est-à-dire la mise à mort systématique de nos productions intellectuelles et de nos savoirs.

Le Brésil a toujours été en majorité catholique, mais désormais les Églises néo-pentecôtistes et évangéliques ont une influence croissante dans notre quotidien.

Vous avez développé ces thématiques dès l’adolescence…

Ce thème est présent depuis mon enfance. Mon père militait au sein du mouvement noir au Brésil et dès la fin de mon adolescence, j’ai travaillé dans une organisation féministe noire de la ville de Santos où je suis née. Cette expérience a orienté mon parcours, y compris ma vie universitaire. Aujourd’hui, il faut également souligner l’importance des réseaux sociaux dans ce type de combat. J’ai, par exemple, débuté en écrivant sur le blog Blogueiras negras » et c’est de cette façon que je suis devenue une personnalité visible.

Le féminisme noir est en hausse au Brésil depuis les années 1980. Y a-t-il eu des avancées depuis lors au niveau social et politique ?

Ces dernières années, des avancées avaient été opérées avec un ministère des Femmes consacré au genre, qui a permis la mise en place de réseaux solidaires d’aide à la violence domestique, et de matériel didactique. Une loi anti-féminicide a vu le jour au Brésil en 2015. Je reconnais l’aspect essentiel de ce type de loi, mais le cadre juridique doit être renforcé. On reste face à des blocages institutionnels.

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Face au retour d’un président autocrate raciste et sexiste, la résistance s’organise au Brésil. Diplômée en philosophie politique et ancienne secrétaire adjointe pour les droits de l’homme à la mairie de São Paulo, Djamila Ribeiro est aussi une activiste reconnue.

Notamment en ce qui concerne le droit des femmes à disposer de leur corps ?

La problématique est la même qu’à l’époque : l’avortement est toujours considéré comme un crime, et la sexualité féminine liée à la reproduction. En outre, le Brésil est le cinquième pays au monde où les violences faites aux femmes sont les plus nombreuses et le nombre de féminicides demeure très important. Les femmes noires constituent 27 % de la population et beaucoup n’ont pas accès à la justice, elles n’en ont parfois pas les moyens. De plus, elles vivent en majorité en périphérie. Et n’ont pas confiance en la police : toutes les 23 minutes, un jeune Noir est tué au Brésil. Elles subissent également une violence obstétrique : environ 200 000 d’entre elles, en majorité noires et pauvres, meurent chaque année d’avortements clandestins.

En mars 2018 le meurtre par des policiers de Marielle Franco, conseillère municipale à Rio, a soulevé une vague de manifestations au Brésil et dans le monde.

Il est dangereux d’être une femme noire au Brésil, surtout si vous avez une voix. Nous sommes un groupe vulnérable à maints égards : quand on parle du génocide du peuple noir au Brésil, il faut y intégrer en masse les femmes, les gays, les transsexuels… Le racisme a tué des activistes : des morts trop tôt, des suicidés, des gens atteints par des maladies psychiques et la solitude institutionnelle. L’assassinat de Marielle Franco nous a profondément choquées. Elle était homosexuelle et très engagée contre le racisme, l’homophobie et les violences policières. Depuis, de nombreuses femmes qui ont travaillé avec elles sont devenues députées et en permanence accompagnées de gardes. Quand Bolsonaro a été élu, on m’a conseillé de quitter le Brésil. Mais je n’en ai pas l’intention sauf si je reçois des menaces directes, car je ne veux pas être une martyre.

En effet, la nomination de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil en janvier 2019 complique encore la donne ?

L’accès à la présidence de Bolsonaro a été appuyé par les Églises néo-pentecôtistes et évangéliques. Depuis, le ministère des Femmes est devenu ultraréactionnaire. Il promeut des clichés comme le rose pour les filles et le bleu pour les garçons, ainsi qu’un débat sur la sécurité publique qui criminalise la périphérie et l’image de la femme noire. C’est l’escalade. Le Brésil a toujours été en majorité catholique, mais désormais ces Églises ont une influence croissante dans notre quotidien. Par exemple, un évêque évangélique gère la programmation de RecordTV, et Bolsonaro lui a permis d’obtenir un passeport diplomatique. Le maire de Rio de Janeiro est également lié à cette Église. De même, dans les assemblées et congrès nationaux, beaucoup de membres en font partie.

Depuis une dizaine d’années, les réseaux sociaux ont joué un rôle non négligeable dans cette distribution des cartes.

Assurément. Bolsonaro refusait régulièrement les invitations des chaînes télévisées, mais s’exprimait en live sur Facebook. Cette tactique a été utilisée par d’autres hommes politiques, comme le maire de São Paulo. De même, via les réseaux sociaux, le discours moralisateur des églises a infiltré beaucoup d’espaces au Brésil. Dans le contexte de l’élection de Bolsonaro, les fake news ont notamment joué un rôle fondamental. Le futur président a ainsi fait circuler dans les écoles l’idée que le candidat rival allait distribuer un kit gay aux élèves, et des biberons sous forme de pénis. Or, l’idée de l’autre candidat était simplement de proposer un matériel didactique pour aborder la diversité.

Derrière le mythe de la démocratie raciale qui perdure au Brésil, vous y dénoncez un racisme structurel croissant ?

Les autorités ont toujours fait passer l’idée que les races y cohabitaient de façon harmonieuse. Pourtant, le racisme structure les relations sociales et, associé au sexisme, il place la femme noire dans une zone de vulnérabilité plus étendue. 52 % de la population brésilienne est noire, mais le Congrès est constitué à 71 % de Blancs. Cette quasi-invisibilité se retrouve notamment dans les médias et les arts. Les femmes noires occupent souvent des postes d’employées domestiques ou de sous-traitance dans le milieu tertiaire. Le Brésil est également le dernier pays à avoir aboli l’esclavagisme. Longtemps, le pays a nié l’existence de la race noire au profit du métissage.

Aujourd’hui, au Brésil, différents mouvements de résistance mobilisent la majeure partie de la population.

Oui, même s’il faut souligner une résistance historique, très souvent rendue invisible. Suite à différentes mesures prises par le gouvernement Bolsonaro, notamment par rapport aux coupes budgétaires dans l’éducation, on a assisté dans tout le pays à des manifestations et à l’urgence de retourner dans la rue. Mais ceux qui souffrent le plus de ces mesures sont historiquement toujours les mêmes. Ce qui est neuf, aujourd’hui, c’est que les mouvements de jeunes de la périphérie prennent davantage d’ampleur. Ils s’insurgent contre les violences policières et une fausse guerre des drogues. Il est intéressant de les voir se conscientiser dès l’adolescence.