Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

International

Après de vifs débats, la loi sur la laïcité de l’État a récemment été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec : elle consacre la laïcité comme pilier de l’identité politique et civile québécoise, notamment par le biais de l’interdiction du port de signes religieux aux agents de l’État en position d’autorité. Bien que cette norme soit (presque) anodine ici, outre-Atlantique, cela fait « jaser ». Avec ce choix de société, le Québec opère officiellement un tournant.

C’était une promesse de la Coalition Avenir Québec (CAQ), élue majoritairement au scrutin de l’automne dernier : inscrire, une bonne fois pour toutes, la laïcité dans les lois fondamentales de la Belle Province. Depuis les élections provinciales de 2007, le Québec ne cessait de tergiverser au sujet de la gestion démocratique du pluralisme. D’aucuns croyaient que la commission présidée par le sociologue Gérald Bouchard et le philosophe Charles Taylor aboutirait à des recommandations susceptibles de mettre fin à ce qu’on a appelé la « crise des accommodements raisonnables ». Or, malgré la quasi-unanimité que le rapport Bouchard-Taylor a suscitée dans le monde politique, le Parti libéral (PLQ), alors au pouvoir, n’avait pas jugé bon d’aller de l’avant avec un projet de loi conséquent sur la laïcité.

A woman and her daughter hold a sign "Long live diversity" (in french), during the demonstration against Bill 21 on secularism in Quebec. Montreal (Canada), April 7, 2019. Une femme et sa fille tiennent une pancarte "Vive la diversité", lors de la manifestation contre le projet de loi 21 sur la laïcité au Québec. Montréal (Canada), 7 avril 2019.

Au Québec, le multiculturalisme est à situer dans le contexte du Commonwealth, héritage colonialiste de la suprématie politique et religieuse britannique. © David Himbert/Hans Lucas/AFP

Maintenant, c’est chose faite. Le Québec a choisi la laïcité, rompant ainsi avec le multiculturalisme canadien caractérisé par une hostilité aux principes républicains. Puisant dans la tradition française de droit civil, l’ambition est d’affirmer une conception civique de la citoyenneté, comme la loi 101 de 1977 (Charte québécoise de la langue française) a fait du Québec la seule province officiellement francophone. Reste à voir si cette législation sur la laïcité deviendra le jalon historique espéré.

Deux traditions juridiques

Globalement, c’est dans le contexte du Commonwealth – hérité du colonialisme et de la suprématie politique et religieuse du chef du Royaume britannique – qu’il faut situer le multiculturalisme que l’on retrouve en Angleterre, mais aussi dans les dominions tels que l’Australie, le Canada ou la Nouvelle-Zélande. Notons également que ces pays ont en commun le système parlementaire britannique et sont des fédérations, établies à l’origine sous un mode impérialiste. Tout comme les Romains, les Britanniques ont permis à leurs colonies de conserver leurs langues, leurs religions ainsi que leurs cultures, dans la mesure où celles-ci ne contrevenaient pas au pouvoir et aux institutions coloniales. Ce qui se voulait en théorie un libéralisme protégeant le droit de propriété se révéla plutôt, en pratique, une institutionnalisation de la domination des peuples. C’est ainsi que la loi canadienne sur les Indiens a inspiré les dirigeants d’une autre colonie à régime fédéral, l’Afrique du Sud, lors de l’élaboration des lois consacrant l’apartheid.

Dans cette perspective, on peut comprendre pourquoi le Québec a, jusqu’aujourd’hui, refusé de signer la Constitution de 1982. Le Premier ministre fédéral de l’époque, Pierre Elliot Trudeau, modifiait le Canada en abandonnant l’idée des deux nations fondatrices pour consacrer la « grande mosaïque culturelle canadienne ». La Charte des droits et libertés fut enchâssée dans la Constitution et le pays se posait dès lors comme un phare de l’humanité en adoptant une conception postnationale, cosmopolite, de l’État et de la citoyenneté.

Dans les faits, cette manœuvre avait l’objectif politique d’affaiblir le nationalisme québécois, qui avait le vent en poupe depuis quelques années. La Constitution fut adoptée par Trudeau et les Premiers ministres des neuf autres provinces, dans ce qui a été appelé la Nuit des longs couteaux. Ironiquement, le Québec s’est servi de la clause dérogatoire que le fédéral avait concédée aux provinces pour leur faire accepter la Constitution fédérale, plus que n’importe quelle autre. Celle qui permet à une province d’adopter une loi contrevenant à la Charte fédérale, sous certaines conditions, pour préserver la souveraineté des parlements fédérés. Dans la quasi-totalité des cas, c’était pour protéger la loi 101. C’est dans ce même contexte qu’aujourd’hui le gouvernement québécois utilise cette clause pour inscrire dans le droit, le choix de la laïcité. Il s’agit en quelque sorte, ironie du sort, du dernier rempart juridique permettant de protéger les spécificités de la société québécoise.

Limitations des libertés individuelles : au nom de quoi?

Ce n’est pas l’inscription du principe de séparation de l’Église et de l’État qui pose problème à certains, mais ses applications pratiques. La CAQ a décidé de suivre la recommandation du rapport Bouchard-Taylor stipulant qu’il serait raisonnable d’imposer un devoir de réserve aux employés de l’État détenant un pouvoir de coercition, mais d’y ajouter aussi les enseignants, en position d’autorité à l’école. Les auteurs du rapport ont, depuis, changé leur fusil d’épaule et se sont joints aux contestataires qui distinguent « laïcité des institutions » et « laïcité des personnes ». Cette dernière entrant forcément en conflit avec la conception des droits et libertés de la personne contenue dans les Chartes canadiennes et québécoises.

Chez les opposants, on déplore l’utilisation de la clause dérogatoire car on juge qu’il n’y a pas de motif supérieur justifiant l’interdiction du port de signes religieux. Par exemple, qu’elles soient nées au Québec ou issues de l’immigration, les futures policières ou enseignantes portant le hijab se voient privées d’un choix de carrière. Au nom de quoi ? Le gain est intangible alors que les conséquences négatives sont concrètes et pourraient, toujours selon les opposants, nuire à l’intégration des immigrés.

Bref, le choix du Québec de légiférer en matière de laïcité affirme une conception civique de la citoyenneté : elle inverse le fardeau de la preuve en demandant plutôt pourquoi le port de signes religieux devrait être soustrait au devoir de réserve qui pèse sur les employés de l’État en position d’autorité. Il choque autant qu’il enthousiasme en entretenant la rivalité juridique entre le Québec et le Canada et pose, à nouveaux frais, la question de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté populaire. Reste à voir s’il rallumera la flamme souverainiste ou s’il prouvera, au contraire, que le nationalisme québécois peut s’épanouir dans le cadre politico-juridique du fédéralisme canadien.