Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

Vers une médecine à deux vitesses


Dossier

À l’hôpital, la chambre individuelle et ses suppléments d’honoraires sont devenus la norme. De plus en plus de patients se sentent donc contraints de souscrire à une assurance hospitalisation, au risque de ne pas pouvoir être soignés par le prestataire de leur choix.


La Belgique est réputée comme ayant un des meilleurs systèmes de soins de santé au monde. Cependant, depuis plusieurs années, la pratique des suppléments d’honoraires, lors des consultations chez le spécialiste mais surtout lors d’une hospitalisation en chambre individuelle – les suppléments d’honoraires ne peuvent pas être pratiqués en chambre commune –, est en augmentation constante. « On se dirige vers une privatisation à l’américaine », explique Élodie Debrumetz de la Mutualité chrétienne (MC). « À la base, les suppléments se justifiaient par la nécessité de garantir une bonne rémunération des prestataires et la bonne santé financière des hôpitaux. Mais, d’un hôpital à l’autre, la pratique des suppléments est très différente. Certains y recourent et obtiennent en effet un bilan positif mais d’autres la pratiquent tout en ayant quand même un budget en déficit. Nous sommes face à un vrai problème de transparence puisqu’il est impossible de savoir ce qui va dans la poche des prestataires et ce qui va dans les caisses de l’hôpital. » Sur la base des factures de ses affiliés, la MC a en revanche publié le top 5 des hôpitaux les plus chers en Wallonie et à Bruxelles, avec en tête de peloton le CHR Mons-Hainaut et les Cliniques de l’Europe à Bruxelles. « On observe une grande disparité selon les réalités socio-économiques de la patientèle. Le problème est que certains hôpitaux n’arrivent plus à recruter car des médecins refusent d’aller là où on ne leur permet pas de pratiquer des suppléments d’honoraires. Il y a des services entiers qui partent d’un hôpital à un autre pour cette raison ! Cela met donc à mal tout le secteur. »

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Des dérives croissantes

« Les données récoltées en 2010, 2015 et 2017 montrent que les suppléments d’honoraires ne sont pas une pratique nouvelle mais qu’ils augmentent de manière stable », confirme Françoise De Wolf, conseillère chez Solidaris. Il y a vingt ou trente ans, on avait encore des salles communes. Aujourd’hui, il n’y a presque plus de chambres à plus de deux lits. Et les hôpitaux qui se construisent prévoient quant à eux de plus en plus de chambres particulières. » Une évolution qui correspond à la fois à la demande d’intimité des patients mais aussi à des raisons médicales, en particulier à la volonté de réduire le risque d’infections nosocomiales. « Comme les séjours sont de plus en plus courts, la chambre particulière devient aussi plus accessible. » À condition de bénéficier d’une assurance hospitalisation adéquate…

Comme certains spécialistes exigent que leur patient prenne une chambre individuelle, il faut parfois « se rabattre » sur un autre prestataire de soins.

En théorie, tout patient a encore aujourd’hui le droit de se faire hospitaliser en chambre commune, quel que soit son médecin et quel que soit l’hôpital. En théorie donc, la médecine à deux vitesses n’existe pas encore. Mais au service Défense des membres de la MC, les témoignages de dérives affluent. Une patiente ayant demandé une chambre commune dans le cadre d’une plastie de réduction mammaire a ainsi reçu, avant l’intervention, un document lui demandant de s’acquitter d’une facture de 2 680,15 euros cinq jours avant l’admission… à moins qu’elle n’opte pour la chambre particulière et ses 200 % de suppléments d’honoraires, auquel cas aucune somme ne lui serait demandée par avance. « L’affiliée n’avait pas d’assurance hospitalisation facultative prenant en compte les suppléments d’honoraires et a donc dû s’acquitter du montant réclamé avant l’intervention. C’est une pratique illégale et totalement ahurissante puisqu’on ne peut de toute manière pas savoir à l’avance si l’on ne va pas rester une nuit supplémentaire, quels médicaments on va recevoir, quels examens on va faire », commente Élodie Debrumetz. Comme certains spécialistes exigent que leur patient prenne une chambre individuelle, il faut aussi parfois « se rabattre » sur un autre prestataire de soins. Attention : cela ne signifie pas qu’on sera moins bien soigné. Un médecin demandant moins d’argent n’est pas forcément moins compétent… peut-être a-t-il simplement d’autres idéaux.

Des assurances toujours plus chères

« Le problème », poursuit Élodie Debrumetz, « c’est la surenchère. À partir du moment où l’on a des spécialistes qui n’opèrent plus qu’“en individuelle”, on oblige les patients à prendre une assurance hospitalisation. Or, cela provoque une surenchère avec des primes de plus en plus élevées, surtout pour les personnes âgées, et qui deviennent donc inaccessibles à une grande partie de la population. » À la Mutualité chrétienne, l’assurance hospitalisation la plus élevée couvre ainsi jusqu’à 200 % d’honoraires mais pas davantage, « pour ne pas participer à la surenchère ». Mais des assurances privées, comme DKV, proposent pour leur part un remboursement illimité des frais d’hospitalisation, ce qui permet à certains spécialistes de pratiquer des suppléments d’honoraires jusqu’à 400 % supérieurs au montant légal. Ces assurances sont aujourd’hui proposées par nombre d’employeurs au rang d’avantage extra-légal couru, renforçant la partition entre les citoyens bénéficiant à la fois d’un emploi stable et d’une bonne couverture santé… et ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre. « Il est difficile de savoir où est l’œuf et où est la poule », estime Françoise De Wolf. « Est-ce que c’est parce que les suppléments sont de plus en plus élevés que les assurances se généralisent ou l’inverse ? »

Quoi qu’il en soit, le cercle vicieux est en place. « Soyons clairs : à un moment donné, ce ne sera plus viable pour les assureurs eux-mêmes », estime Élodie Debrumetz. « Les patients vont se retrouver à payer de leur poche des suppléments d’honoraires, même en ayant des assurances facultatives. » À la MC, on propose ainsi une suppression pure et simple des suppléments d’honoraires, et donc la suppression de l’assurance hospitalisation. « Les sommes libérées par les assurés et les employeurs pourraient être réinjectées dans l’assurance soins de santé obligatoire. On reviendrait ainsi à un financement correct des hôpitaux et des prestataires. Mais cela dépendra bien sûr de la volonté politique. » Et de la foi renouvelée en un système de santé garantissant l’égalité.