Espace de libertés | Septembre 2019 (n° 481)

Dossier

Quels efforts la Belgique a-t-elle déployés depuis sa condamnation par le Conseil de l’Europe, en 2013, pour son manque de places d’accueil des personnes handicapées ? Dans un contexte de « désinstitutionnalisation », leur inclusion est sur toutes les lèvres. Le progrès est amorcé, mais encore trop lent.


Presque à la manière d’un marronnier, les problèmes de la Direction générale Personnes handicapées (SPF Sécurité sociale) font régulièrement surface dans la presse. Dernier épisode en date : début 2019, une carte blanche et plusieurs rapports du médiateur fédéral rappelaient les dysfonctionnements de cette administration chargée de reconnaître le handicap et d’octroyer des allocations. Les retards de plusieurs mois dans le traitement des dossiers et son inaccessibilité téléphonique chronique plongent encore de nombreuses personnes handicapées dans l’incertitude.

Ce cas est loin d’être anecdotique ; la « vitrine » de la DG Personnes handicapées reflète en réalité l’état général de la prise en charge du handicap en Belgique. De quelles failles parle-t-on ? D’abord du manque de places d’hébergement et de solutions d’accueil. C’est le gros point noir du handicap dans notre pays, qui a même valu à l’État belge une condamnation, en juillet 2013, par le Conseil de l’Europe.

Évaluer clairement le problème n’est toutefois pas simple : définitions du handicap qui divergent du nord au sud du pays, bases de données non croisées… « Impossible d’obtenir des chiffres fiables », regrette Anne Havaert, attachée au Conseil supérieur national des personnes handicapées (CSNPH). « Un vide derrière lequel les politiques peuvent agilement se réfugier : sans chiffres pertinents, difficile de budgétiser une mesure. Résultats : les besoins sont le plus souvent sous-estimés, voire simplement ignorés. »

Question d’autonomie

Si la majorité des 137 000 personnes handicapées en Belgique vit à domicile, grâce au soutien de leur famille, le manque de places est un réel problème pour les personnes lourdement handicapées et dépendantes. A fortiori à l’âge adulte, quand leurs parents vieillissants craignent de ne plus pouvoir s’occuper d’eux.

Le nombre exact de ces personnes lourdement handicapées n’est pas connu, mais le GAMP (Groupe d’action qui dénonce le manque de place pour les personnes handicapées) a fait ses propres calculs, en comptabilisant l’ensemble des personnes reprises dans les catégories 3 à 5 de la base de données de la DG Personnes handicapées  (les catégories de personnes les moins autonomes). « Cela représente 42 % de la population belge handicapée. Ramené à la population wallonne et bruxelloise, ce pourcentage donne le nombre de 37 000 handicapés francophones estimés en situation de grande dépendance », explique Cinzia Agoni, présidente du GAMP. Certes, toutes n’aspirent pas forcément à une place d’accueil ou d’hébergement. Mais face au nombre de places disponibles, à peine 11 000 (1 000 places sont agréées par la Cocof et la Cocom à Bruxelles et près de 10 000 par l’AVIQ, l’Agence wallonne pour une vie de qualité), il y a de quoi s’interroger.

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Pour voir le verre à moitié plein, il faut souligner les efforts entrepris ces dernières années pour améliorer, sinon la quantité, du moins la qualité de cet accueil. La création de 400 places supplémentaires à Bruxelles, sous l’impulsion de la ministre Céline Frémault lors de la dernière législature, a été marquée par la dynamique de « désinstitutionnalisation » : des solutions d’accueil à taille humaine et plus inclusives pour les personnes peu dépendantes. « Il s’agit de services de logements accompagnés, favorisant l’autonomie et l’inclusion dans la société », plaide Cinzia Agoni. « Avec, pour effet collatéral positif, de libérer des places en institution pour les personnes de grande dépendance. »

Un taux d’emploi de 23 %

L’inclusion des personnes handicapées dans la société, comme celle des autres citoyens, passe aussi par la possibilité de travailler et gagner un salaire. Conformément à la réglementation européenne, la loi belge interdit toute discrimination directe ou indirecte basée notamment sur le handicap (y compris le refus d’aménagements raisonnables).

En 2018, Unia a ouvert 604 nouveaux dossiers relatifs au critère du handicap, soit 23,6 % du total des nouveaux dossiers et une augmentation de 17 % par rapport à 2017. Le handicap est désormais le deuxième critère pour lequel Unia ouvre des dossiers, après les critères dits raciaux. Parmi ces plaintes liées au handicap, le secteur de l’emploi arrive en troisième position (après celui des biens et services et de l’enseignement), rassemblant 24 % des plaintes. « Dans la plupart des dossiers, des aménagements raisonnables étaient possibles, mais n’ont pas été pris en considération par l’employeur », souligne Unia.

Conséquence de ces discriminations : le taux d’emploi des personnes handicapées est largement inférieur à celui du reste de la population. Selon l’enquête SILC 2016 sur les forces de travail, seuls 23 % de la population entre 15 et 64 ans qui se déclarent fortement limités dans leurs activités quotidiennes en raison d’un handicap, d’une affection ou d’une maladie de longue durée travaillent. Le taux d’emploi moyen des 15-64 ans dans la société est lui de 62 %.

« La situation reste insatisfaisante en matière d’emploi », reconnaît Alain Thirion, chef du service information de Phare, le service bruxellois francophone des personnes handicapées. « Selon des associations de défense des personnes handicapées, les modalités d’octroi des allocations de remplacement de revenus n’encouragent pas au travail, car si la personne quitte ou perd son emploi, elle devra attendre plusieurs mois avant de pouvoir retoucher ses allocations. »  Conséquence : toujours selon l’enquête SILC 2016, 25 % des personnes de plus de 16 ans se déclarant fortement limitées dans leurs activités quotidiennes ne disposent pas d’un revenu atteignant le seuil de pauvreté.

Pavé de bonnes intentions

Outre l’accueil et l’emploi, beaucoup d’activités banales demeurent hors de portée des personnes handicapées. Faire ses courses, se rendre aux urnes, aller à l’école ou encore partir en vacances se transforme souvent en parcours du combattant.

L’accessibilité au sens large des personnes handicapées constitue le noyau de la réglementation « Handistreaming », adoptée en 2016 à Bruxelles. Celle-ci vise à prendre en compte le handicap dans toutes les politiques bruxelloises, qu’elles touchent au logement, à l’emploi, à la formation, à la culture, au sport et, bien sûr, aux infrastructures.

Mais pour Mathieu Angelo, directeur du CAWaB (Collectif accessibilité Wallonie-Bruxelles), ces progrès souffrent d’un manque de concrétisation : « En termes d’accessibilité des transports en commun et taxis, des bâtiments et de l’espace public, on en attend davantage. Il y a une prise de conscience générale quant à l’intégration des personnes handicapées, mais on n’en est encore qu’au stade de la concertation, du conseil, de l’audit… Sur le terrain, les personnes handicapées ne voient rien bouger. »

De son côté, la Région wallonne ne dispose pas de réglementation « Handistreaming » mais a voté, en 2017, un plan d’accessibilité d’une trentaine de mesures. « À nouveau, l’initiative est positive, mais ce plan ne prévoit aucune échéance, budget ou méthode de suivi », regrette Mathieu Angelo.

Les aidants proches : une aubaine ?

C’est que tous les changements à l’œuvre – aménagements d’accessibilité, création de nouvelles places d’accueil et processus de désinstitutionnalisation – impliquent des coûts non négligeables. Les cordons de la bourse étant fermement serrés, il faudra trouver des solutions innovantes pour compenser des changements structurels trop lents.

L’une des pistes pourrait venir de l’intérieur des foyers, plus spécifiquement des aidants proches. Dès le 1er octobre 2019, les personnes qui prennent soin d’un parent, enfant ou voisin en situation de dépendance (maladie, vieillesse, handicap, blessure…) bénéficieront d’un nouveau statut assorti d’avantages, comme le droit à un congé pour assistance médicale. De plus en plus nombreux, ces soignants informels ne bénéficiaient jusqu’ici d’aucun droit social. Cette nouvelle reconnaissance est donc positive mais pose une vraie question de société. Selon la Mutualité chrétienne, un aidant proche fait en effet économiser en moyenne 1197 euros par mois à la société. Le soutien de l’État est-il une réponse pragmatique à la réalité ou une forme d’opportunisme économique ? Une chose est sûre : faire porter aux familles le poids du handicap ne reviendrait qu’à poser un emplâtre sur une jambe de bois.