Secrétaire générale intérimaire de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED)1, Isabelle Durant a constaté les conséquences dramatiques de la crise sanitaire sur les populations des pays en développement. Pour elle, l’équité commerciale et le multilatéralisme contribueront à la reconstruction d’un monde post-Covid plus juste et plus durable.
L’équité commerciale, c’est le cheval de bataille de la CNUCED. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Il y a deux ou trois décennies, on pensait que faire entrer les pays en développement dans le commerce international allait tout régler et les mettre sur un pied d’égalité avec les autres. Ce n’est évidemment pas le cas et la globalisation est loin d’avoir tenu ses promesses. Les relations commerciales sont toujours caractérisées par la forte puissance des pays les plus développés. L’agenda de Doha, négocié dans les années 2000, avait pour but de donner la préférence aux pays en développement pour qu’ils puissent négocier à armes égales avec les autres. Il devait aussi préserver les biens environnementaux et médicaux, les soustraire aux règles du commerce traditionnel. Cet agenda n’a jamais été ni adopté ni mis en œuvre. Ces dernières années, les États-Unis et la Chine ont dominé les marchés dans leur opposition respective à la barrière tarifaire. Et quand les grands ne parviennent pas à se mettre d’accord, ce sont les petits qui sont lésés. Notre objectif, c’est d’essayer de leur donner des outils et de promouvoir un multilatéralisme plus sain, plus juste, dans lequel on prend en compte les besoins spécifiques de certains pays. Ce choix ne relève ni du néocolonialisme ni d’un bête protectionnisme : cela signifie que l’on vise quelque chose de plus juste en tenant compte du fait que tout le monde ne part pas du même point.
La crise sanitaire a-t-elle renforcé ces inégalités entre pays ?
Incontestablement ! Cette crise a exacerbé des tendances qui préexistaient en matière d’inégalités entre les États. Les pays en développement en général sont un peu moins infectés – ils n’enregistrent pas les cas de façon aussi précise, cependant ils en comptent moins –, mais les conséquences socio-économiques sont, pour eux, beaucoup plus graves et vont durer beaucoup plus longtemps que la pandémie. Dans un pays développé comme la Belgique, la France ou l’Italie, 1 400 dollars par habitant sont consacrés à l’aide, au soutien aux groupes fragiles. Bien sûr, ce n’est pas assez : on voit que les inégalités se creusent de façon dramatique, mais on a quand même un filet de sécurité pour que les gens gardent plus ou moins la tête hors de l’eau. Dans un pays en développement, on est à 17 dollars par habitant. Vous voyez l’écart ! Là-bas, il n’y a pas de filet, pas d’encadrement ni de sécurité sociale pour la plupart des travailleurs. Le tourisme, par exemple, s’est arrêté du jour au lendemain. Or, il représentait parfois jusqu’à 70 % des recettes. C’est absolument dramatique.
Secrétaire générale intérimaire de la CNUCED, Isabelle Durant explique que rien qu’en matière d’e-commerce, 90 % des retombées profitent aux USA et à la Chine, ce qui ne laisse que 10 % pour le reste du monde. © Bruno Coutier/AFP
L’e-commerce a explosé pendant la crise. Les pays en développement en tirent-ils profit ?
Très peu : 90 % des retombées profitent aux USA et à la Chine, ce qui ne laisse que 10 % pour le reste du monde. Avant que les pays en développement ne puissent faire du digital quelque chose qui leur rapporte, il y a encore du chemin. Nous travaillons beaucoup avec eux. Pas pour que les gens du Bénin deviennent clients d’Amazon, mais pour que le Bénin – ou un autre pays – puisse développer ses propres plateformes de manière à mettre en valeur ce qui est produit sur son territoire et à faire de la digitalisation un outil de développement. Les hommes et les femmes ne sont pas égaux, ni face au Covid, ni face à la digitalisation. Il y a moins de femmes dans le domaine digital, c’est pourquoi nous avons mis en place un réseau, E-trade for women. Nous avons identifié de jeunes entrepreneuses œuvrant dans le digital dans différents pays en développement afin qu’elles deviennent des mentors pour celles qui voudraient se lancer. Un autre élément qui doit être pris en compte est le problème de connexion qui s’ajoute à celui des coupures d’électricité. Beaucoup d’étudiants doivent aller dans des villes pour pouvoir télécharger des documents parce qu’ils n’ont pas de débit suffisant. Ici on parle de la 5G, là-bas on est à peine à la 2G dans le meilleur des cas. Malgré ces problèmes techniques, la nouvelle génération dans ces pays est déterminée. Certes, elle critique, comme vous et moi, la concentration du pouvoir et des revenus, mais elle veut agir. Je vous donne un exemple concret qui parle de lui-même. L’année passée, je suis allée voir cinq jeunes d’à peine 20, 25 ans, dont le projet était de se lancer dans le commerce électronique à Ouagadougou. Mais, dans cette ville, les gens n’ont ni adresse ni carte bancaire. Ils ont donc inventé un système fondé sur les numéros de compteur d’eau, qui sont connus et géolocalisés par la société de distribution, et sur le paiement en unités de téléphone, puisque les vendeurs de cartes téléphonique sont présents partout. Avec de petits moyens, il est possible d’innover et de faire des merveilles. Il n’y a pas seulement d’un côté les grands groupes occidentaux et de l’autre les petits agriculteurs africains : ils sont nombreux, dans la jeune génération, à vouloir faire du digital un outil de développement pour leur pays.
Le virus a circulé notamment à cause des relations commerciales et de la globalisation. Le commerce peut-il donc jouer un rôle dans ce monde plus juste que beaucoup appellent de leurs vœux ?
La Covid a révélé la vulnérabilité de cette interconnexion et de cette interdépendance permanente. Malgré cela, je crois que personne ne souhaite que l’on revienne à une époque où dominent le protectionnisme et le nationalisme. La production locale pour tout, cela n’a aucun sens.
On parle quand même de plus en plus de relocalisation.
Attendez, je dis bien « pour tout ». Je suis convaincue que la relocalisation se fera, non seulement pour des impératifs écologiques, mais aussi pour des raisons liées à la robotisation. La production par des robots coûtera moins cher qu’au Bangladesh ou ailleurs, où les ouvriers perçoivent de très bas salaires. L’intelligence artificielle va entraîner la relocalisation des industries qu’on avait délocalisées de façon terriblement injuste dans des pays en développement où sévissent les salaires indécents et le travail des enfants. Vous vous souvenez des bagarres sur le tarmac des aéroports pour prendre possession des masques en pleine pénurie mondiale ? On a besoin de relocaliser les biens essentiels et les pays doivent définir ce que c’est. Mais y aura-t-il pour autant un post-Covid vertueux ? Ce n’est pas parce qu’on écrit des cartes blanches que ça devient la réalité. Il y a une série de tabous qui sont tombés, et c’est un bon signe, mais il va falloir rebondir là-dessus, que ce soit en matière de dette ou de transition écologique. On n’avait jamais entendu le Fonds monétaire international se préoccuper de transition écologique, par exemple. Ce n’est plus un péché de faire de l’investissement public. L’Union européenne elle-même, pour son Green Deal, veut encourager les investissements publics et a levé le verrou des contraintes budgétaires. Quant à l’accord de Paris, je me réjouis que Joe Biden le rejoigne, mais ce n’est pas pour autant que tout va changer du jour au lendemain. Cela ne suffira pas. On a bien vu que les diminutions d’émissions de CO2 pendant la période de lockdown ont été infimes par rapport à ce qu’on doit faire, alors que toute l’activité était arrêtée. Cela donne une idée de l’ampleur de la tâche. Il y aura aussi des pressions. L’industrie des énergies fossiles va proposer des contrats en or à des pays qui n’ont pas beaucoup le choix parce qu’ils n’ont pas beaucoup de moyens. Donc la tension restera entre ceux qui veulent une transition écologique et ceux qui veulent revenir au business as usual, parce que c’est moins cher et plus facile. Je pense néanmoins qu’il y a des alliances nouvelles à nouer entre des pays, ou des coalitions un peu inattendues qui pourraient faire bouger les lignes.
De nouvelles alliances ? Le multilatéralisme n’est donc pas un concept d’un autre âge ?
Sûrement pas ! Mais je pense que son épicentre s’est déplacé. Au-delà du Conseil de sécurité de l’ONU, il y a tout un multilatéralisme que l’on voit moins, dont on entend moins parler. Même si je n’aime pas cette expression, je parlerais du « multilatéralisme du bas », plus pragmatique, qui travaille sur des dossiers concrets et très précis de coopération entre tous les pays ou entre certains groupes. Si je prends le règlement général sur la protection des données qui a été mis en place par l’Union européenne, il a donné lieu à de longues tractations, les lobbys étaient très puissants, mais on a abouti. Ce règlement est européen, mais aujourd’hui, en l’absence d’équivalent dans d’autres régions du monde, il devient un peu la référence qui inspire ceux qui sont amenés à légiférer. C’est le bon multilatéralisme : une région veut quelque chose, elle anticipe et donne le ton. Le multilatéralisme doit aussi revoir ses acteurs : pourquoi se contenter de la représentation des nations ? J’ai du respect pour les gouvernements élus et je ne mets pas en doute leur souveraineté, mais on peut faire plus pour associer les acteurs de la société civile, les parlements, y compris des membres de l’opposition, et les grandes villes, où 80 % de la population se concentre et où les choses bougent. Les écouter, c’est bien, mais il faudrait que ces avis puissent réellement peser dans le débat global. Un Premier ministre ne peut pas être mis sur le même pied qu’une association, certes, mais il faut trouver un système d’association plus effectif et moins subsidiaire.
1 Depuis le 15 février, Isabelle Durant, secrétaire générale adjointe depuis 2017, remplace ad interim le Kényan Mukhisa Kituyi au Secrétariat général, NDLR.