Espace de libertés – Décembre 2014

Inti Raymi et Capac Raymi: le vrai « Temple du soleil »


Dossier

Les solstices ont suscité et suscitent, depuis la préhistoire, de nombreuses célébrations de par le monde. Les civilisations précolombiennes n’ont pas fait exception… Mais en quoi les fêtes solsticiales de l’une des cultures préhispaniques les plus connues, celle des Incas (pays andins de l’hémisphère sud, ca. 1200-1532), consistaient-elles au juste?


Le soleil et son parcours apparent dans le ciel étaient au cœur de la mythologie inca. Il est donc peu surprenant de constater que les solstices d’été et d’hiver, qui correspondent respectivement au jour le plus long et au jour le plus court de l’année, faisaient l’objet d’une attention toute particulière. En effet, de toutes les grandes fêtes célébrées annuellement au Cuzco, la capitale de l’empire, la Capac Raymi (« fête magnifique »), qui coïncidait avec le solstice d’été, et surtout l’Inti Raymi (« fête du soleil »), qui coïncidait avec le solstice d’hiver, étaient les plus somptueuses.

Observations et connaissances astronomiques dans le monde préhispanique

Les connaissances astronomiques, réelles ou supposées, des civilisations préhispaniques ont déjà fait couler beaucoup d’encre. Certains leur prêtent un savoir inouï et mystérieux tandis que d’autres sont extrêmement sceptiques. S’il est vraisemblable que la technologie inca ne permettait d’observer qu’un nombre restreint de phénomènes astronomiques, ceux visibles à l’œil nu, il est certain que ceux-ci ont joué un rôle majeur dans le déroulement de la vie quotidienne et rituelle au sein de l’empire.

Sur les sites archéologiques, de nombreux monuments, souvent qualifiés « d’observatoires », ont été intentionnellement alignés avec des phénomènes astronomiques remarquables, comme les levers de soleil aux solstices et aux équinoxes (1). En fait, il s’agit, ni plus ni moins, d’une forme ancienne de calendrier, qui permettait de savoir à quel moment de l’année on se situait. Se donner les moyens de mesurer le temps et de se repérer par rapport aux saisons est une préoccupation humaine universelle, d’autant plus compréhensible dans des sociétés essentiellement agricoles comme celle des Incas –il fallait assurer de bonnes récoltes.

Les mouvements apparents du soleil et, dans une moindre mesure, de la lune, étaient donc scrutés avec attention, pour des raisons pratiques. Mais ces astres avaient aussi une importance capitale dans la pensée mythique préhispanique et de nombreux rites leur étaient dédiés.

Inti, « Soleil », était le dieu principal de l’empire inca.

Ainsi, Inti, « Soleil », qui portait des épithètes différentes en fonction des étapes de son cycle diurne et annuel (Churi Inti ou « soleil enfant » au moment du solstice d’hiver, Apu Inti ou « soleil souverain » au moment du solstice d’été, etc.), était le dieu principal de l’empire inca. Au fil de leurs conquêtes et de leur expansion territoriale, les Incas ont préservé les divinités locales mais ont placé Inti à la tête du panthéon, manipulant les mythes et se présentant comme envoyés par le soleil pour civiliser le monde.

Quant à l’empereur ou Sapa Inca, il était un dirigeant sacré –combinant les pouvoirs politique et religieux– considéré comme le fils du soleil. Garant du bon fonctionnement de l’État et du maintien de l’équilibre cosmique, il était censé amener la pluie, faire couler les rivières, pousser les plantes,… et il participait activement au culte solaire.

Les fêtes solsticiales Capac Raymi et Inti Raymi d’après les sources ethnohistoriques

Les Incas préhispaniques ne nous ont pas laissé de documents écrits. En revanche, les conquistadores et, plus tard, les religieux espagnols et les Incas de la période coloniale ont décrit les rites. Il faut cependant toujours utiliser ces témoignages avec circonspection car ceux d’origine espagnole présentent une vision ethnocentrique et des grilles de lecture inadaptées, quand ils ne souffrent pas de problèmes liés à la méconnaissance des langues amérindiennes. Même les écrits des indigènes ne sont pas toujours ables, puisque les plus anciens datent de la fin du XVIe siècle et que tous sont biaisés par une vision christianisée. Les plus détaillés pour les fêtes qui nous occupent ici sont, respectivement, la Nueva corónica y buen gobierno de Felipe Guamán Poma de Ayala (1565-1644) (2), et les Comentarios reales de los incas d’Inca Garcilaso de la Vega (1539-1616) (3).

À l’époque des Incas, la Capac Raymi (« magnifique fête », solstice d’été) marquait le début de l’année.

Que nous apprennent ces auteurs? À l’époque des Incas, la Capac Raymi (« magnifique fête », solstice d’été) marquait le début de l’année et c’était aussi le moment où les jeunes incas étaient initiés et subissaient des rites de passage à l’âge adulte. Les étrangers devaient quitter le Cuzco pour la durée des festivités. Outre les danses, libations et sacrifices de lamas, des banquets avaient lieu et l’on buvait de la chicha (bière de maïs).

L’Inti Raymi (« fête du soleil », solstice d’hiver) était, quant à elle, célébrée lors du septième mois du calendrier inca. C’était la fête la plus importante du Cuzco; elle durait huit ou neuf jours et, si elle était principalement dédiée au soleil et que l’on y rappelait les origines mythiques du Sapa Inca, les autres divinités étaient également honorées. Elle faisait l’objet d’une préparation méticuleuse et, plusieurs jours avant la cérémonie proprement dite, la population, qui participait au complet, devait se purifier en effectuant des jeûnes partiels et en s’abstenant de relations sexuelles. Le jour du solstice, le Sapa Inca attendait le lever du soleil, qu’il accueillait à bras ouverts. On se rendait ensuite au Temple du Soleil, la Coricancha, où de nombreuses offrandes apportées des quatre coins de l’empire étaient déposées, puis l’on effectuait un important sacrifice de lamas. Tout au long de la journée, des chants étaient entonnés en l’honneur du soleil. Des huacas, des représentations de dieux et les momies des empereurs précédents étaient exposés sous des dais pour assister à l’événement, puis on les ramenait dans leurs sanctuaires à la tombée de la nuit. Les festivités se poursuivaient plusieurs jours durant, avec des banquets au cours desquels on consommait beaucoup de chicha. À la fin de la fête, le Sapa Inca marquait le début de la période des semailles en brisant des mottes de terre avec un bâton à fouir.

Les survivances coloniales et actuelles

En 1572, Francisco de Toledo fait vainement interdire l’Inti Raymi, qu’il considère incompatible avec la religion catholique.

L’empire inca est tombé aux mains des conquistadores espagnols à partir de 1532 mais, en dépit des efforts déployés pour évangéliser les indigènes, un certain nombre de pratiques religieuses préhispaniques, parmi lesquelles les fêtes solsticiales, ont perduré. Ainsi, lors de son arrivée au Pérou et de son installation comme vice-roi, en 1572, Francisco de Toledo fait-il vainement interdire l’Inti Raymi, qu’il considère incompatible avec la religion catholique: cela n’a pas empêché la fête de se poursuivre, longtemps encore, dans la clandestinité.

Depuis 1944, la fête est à nouveau célébrée, bien que ses objectifs et son public soient différents puisqu’elle consiste, désormais, en une reconstitution historique minutieuse, basée sur les descriptions fournies dans les sources ethnohistoriques. Il s’agit d’un spectacle haut en couleurs avec des centaines de participants costumés, des chants et des danses. Il prend la forme d’une procession qui commence à la Coricancha et s’achève à la forteresse de Sacsayhuaman. L’acteur jouant le rôle du Sapa Inca est porté en litière; il invoque son père le soleil et le sacrifice d’un lama est simulé. La fête remporte un succès croissant, tant auprès des touristes que des habitants de Cuzco, et elle s’étend bien au-delà puisqu’actuellement elle est célébrée au sein des communautés quechua et aymara de l’ensemble des pays andins, qui y voient l’occasion d’affirmer leur identité culturelle. Elle a aussi inspiré la mise en place d’autres fêtes communautaires indigènes, comme la Sóndor Raymi dans la province d’Andahuaylas.

 


(1) Cf. par exemple « l’observatoire » d’Inkallacta (ca. 1470-1480), constitué de murs disposés en zigzag et dont les arêtes marquent très précisément les solstices d’été et d’hiver.
(2) Felipe Guamán Poma de Ayala, Nueva corónica y buen gobierno, Institut d’Ethnologie, Paris, 1989 (1613) –il s’agit, en fait, d’une longue lettre adressée au Roi Felipe III d’Espagne, dans laquelle l’auteur dénonce les mauvais traitements dont les indigènes sont victimes, mais il y décrit également la culture inca.
(3) Inca Garcilaso de la Vega, Comentarios reales de los incas (2 vol.), Fondo de Cultura Económica, Lima 1991(1609) – fils métis d’un conquistador espagnol et d’une descendante de l’Inca Huayna Capac, l’auteur résida à Cuzco jusqu’en 1560 puis quitta le Pérou pour l’Espagne, où il rédigea son ouvrage, à la fin de sa vie.