Espace de libertés – Décembre 2014

L’auteur de « Justine » est mort voilà 200 ans. Redécouverte à l’aube du XXe siècle, son œuvre en prophétisait l’engloutissement dans le mal absolu. Si la fureur de ses écrits montre le tour noir de la conscience, sa pensée morale et politique préserve d’y sombrer. Le marquis n’est-il pas l’ultime rempart face aux périls qui pointent?


Le 2 décembre 1814, au soir, Sade expirait. De son vivant pourchassé, maudit, persécuté, engeôlé durant près de trois décennies, le marquis et son œuvre furent-ils mieux traités depuis deux siècles? Censuré, psychanalysé, conchié, biographié, trituré, disséqué, théâtralisé, « pléiadisé », le voilà désormais produit-dérivé. Un descendant (dont le propre est de chuter) gagne aujourd’hui quelques sous en écoulant un brandy Divin marquis et un drop- stop Maison de Sade, soit un « bec verseur anti-goutte » pour le gros rouge qui tache –gageons que l’ancêtre aurait probablement détourné l’objet de son usage premier. L’époque n’est donc pas qu’à la bêtise: l’obscénité tient sa part. Quant à lire Sade, vous n’y pensez pas! C’est suranné, trop long, fastidieux. Et cette manie aussi de tout mélanger, sexe et pensée, au prétexte de littérature. Jean-Jacques Pauvert fut le premier à oser publier Sade sous son nom d’éditeur. Pauvert (1) auquel le monde, balançant entre clair et obscur, doit de pouvoir lire Sade. Désormais, il faut « faire avec » Sade.

L’autopsie du mal

Il a maintes fois été écrit que Sade, poussant la fureur à son point d’incandescence, déchiquetant les corps à coups de plume, au risque d’effacer les âmes, prophétisait l’Holocauste. Ce que Dante a décrit dans son terrible poème, l’auteur des 120 Journées de Sodome savait que l’homme le réaliserait. Sade a pensé les plus atroces supplices que l’esprit puisse engendrer. Il s’est livré à l’autopsie du mal. Sans doute est-il vain de spéculer pour déterminer si Sade voulait prévenir du malheur ou l’appelait de ses vœux. Il faut avoir le cynisme de Céline pour oser prétendre, a posteriori, qu’il ne voulait, avec Bagatelles, « qu’éviter aux hommes les horreurs de la guerre ». Qu’importe les intentions de Sade. Annie Le Brun, ne connaisseuse de l’homme et de son œuvre (2) a établi le constat: « La pensée de Sade a son origine dans l’énergie des pulsions ». Les objections sont connues: « fumisterie anachronique », « délire d’interprétation ». Mais alors qu’est-ce donc que le nihilisme des attentats du 11 septembre 2001, « Je tue donc je suis »? Qu’est-ce donc que la mise en scène de la barbarie de l’État islamique filmant ses décapitations? Si nous n’avons rien vu venir, c’est peut-être parce que nous n’avons pas lu Sade ou voulu oublier que nous l’avions lu.

sadeLa philosophie dans le boudoir: une étude en rouge. © Tomer Hanuka, Penguin Books

Contre le despotisme, l’arme de la vertu

Sade a souffert pour les hommes. De Louis XV à Napoléon, il fut martyrisé par tous les régimes. Le blasphémateur, le dépravé, le révolutionnaire, le politique, toutes les figures qu’il incarna furent opprimées. Dans ses écrits, Sade n’a cessé de revendiquer avec passion la primauté de la Raison. L’athée, auteur du Dialogue entre un prêtre et un moribond taille la religion en pièces, appelle à la sédition anticléricale. Robespierre voudra le lui faire payer de sa vie avant, tout juste, de perdre lui-même la tête. Sade, libérateur, dans ses discours en ammés devant la section des Piques, la plus virulente de la Révolution, réclame l’abolition de la monarchie. Il le répète, encore, dans le fameux appel public, Français, encore un effort si vous voulez être républicains, de même qu’il y prône la liberté des mœurs et la dissolution de la famille comme institution. Trop vite, certains réduisent le programme au discours d’un anarchiste. Rien n’est plus faux. Sade milite pour le bien commun, au sein d’une société respectueuse de chacun éclose dans un État digne. Tôt, il embrasse et théorise ce projet politique. Novembre 1783, emprisonné au donjon de Vincennes, Sade écrit à son épouse Renée Pélagie (3): « Ce ne sont pas les opinions ou les vices des particuliers qui nuisent à l’État; ce sont les mœurs de l’homme public qui seules influent sur l’administration générale. Qu’un particulier croie en Dieu ou qu’il n’y croie pas, qu’il honore et vénère un putain ou qu’il lui donne cent coups de pied dans le ventre, l’une ou l’autre de ces conduites ne maintiendra ni n’ébranlera la constitution d’un État ». La corruption des puissants, voilà l’ennemie: « Que le roi corrige les vices du gouvernement, qu’il en réforme les abus, qu’il fasse pendre les ministres qui le trompent ou qui le volent, avant que de réprimer les opinions ou les goûts de ses sujets! ». Et Sade met en garde, à défaut, ces sont « les indignités de ceux qui approchent [le Roi qui] le culbuteront tôt ou tard ». Faut- il, là encore, attendre passivement que la prophétie sadienne se réalise? Elle semble en passe de l’être…

Cette « femme nouvelle qui renouvellera l’univers »

Que faire?, s’interrogeait Lénine. Sade avait déjà répondu: saper la religion pour abattre le despotisme. Sans fléchir, mais avec justice: « Je ne propose cependant ni massacres ni exportations: toutes ces horreurs sont trop loin de mon âme pour oser seulement les concevoir une minute. Non, n’assassinez point, n’exportez point: ces atrocités sont celles des rois ou des scélérats qui les imitèrent ». Tout en laissant le choix des armes, il plaidait pour « anéantir pour jamais l’atrocité de la peine de mort. »

Nous devons à Guillaume Apollinaire d’avoir, au début du XXe siècle5, exhumé la pensée morale et politique de Sade. La réduire à une lettre « dégoutante » est une erreur. L’ignorer est une faute, que nous payons. Il n’est pas trop tard. Dès 1909, le poète, qui avait bien lu, nous livrait le message d’espoir, évoquant deux emblématiques personnages sadiens: « Justine, c’est l’ancienne femme, asservie, misérable et moins qu’humaine; Juliette, au contraire, représente la femme nouvelle qu’[e Sade] entrevoyait, un être dont on n’a pas encore idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l’univers. »

 


(1) Jean-Jacques Pauvert est également l’auteur de la monumentale biographie, Sade vivant, récemment rééditée par Le Tripode, 2013.
(2) Citons, parmi ses remarquables essais, Soudain un bloc d’abîme, Sade, éditions Jean-Jacques Pauvert, 1986.
(3) Cité par Jacques Ravenne dans Sade. Lettres d’une vie, Paris, 10/18, 2014.