Espace de libertés – Décembre 2014

Le propre de la poussière


Coup de pholie

Quoi de plus quotidien que de faire le ménage? Comme un rituel immuable après le labeur ou pour jour de pluie ou arrivée du printemps. Que cache cette obsession compulsive à produire du propre?

L’hygiène, car la trivialité du geste répété relève d’abord d’un souci sanitaire. Véhiculant microbes et bactéries, les objets se dégradent et peuvent potentiellement nous tuer. Il faut neutraliser les risques d’un environnement domestique porteurs d’organismes mortifères. Mais aussi, effacer l’usure du temps. « […] Faire le ménage est une tâche dont le but est d’effacer les traces d’usure et d’altération, c’est-à-dire les signes de la corruption du temps », écrit Pierre Dulau. Nous cherchons à masquer le travail de la durée, « à tuer ce qui peut nous tuer ». On réinitialise sa journée pour conjurer la dégradation inhérente à toute chose et d’abord à nous-mêmes. Nous entretenons l’illusion que le temps ne passe pas. Bataille perdue d’avance devant le rêve d’une éternelle jeunesse. Une vaine tentative de résistance face à la mort.

Car la poussière symbolise notre précarité, notre impermanence, ce à quoi notre organisme retournera après sa désagrégation. Face à la décomposition inexorable, le ménage nous rassure par son exigence d’ordre, d’unité, de permanence. Nous lavons notre environnement à grandes eaux pour nous débarrasser de ce qui nous souille, pour effacer nos fautes, pour tenir nos vices à distance. C’est la tentative de faire le ménage en soi, de permettre à l’ordre et à la propreté de notre environnement de rétroagir sur notre discipline intérieure. La laideur des choses ou la honte de la crasse diminuent le mal et les remords en nous-mêmes par l’incessant travail de l’aspirateur.

En même temps, comme l’évoque Michel Serres, nous polluons pour nous approprier. Nous marquons notre territoire, à l’image de notre cousin l’animal, par des déjections et des signes. Notre signature au bas d’un papier comme les sécrétions de notre organisme –cracher dans la soupe, dormir dans des draps, labourer un lopin de terre, autrefois répandre le sang de la victime–, traduisent notre propriété sur un objet, sur un espace ou sur un être humain. Vous salissez un lieu et il vous appartient. Comme dans une chambre d’hôtel.

L’homme est sans doute un être éminemment complexe, ambigu, ambivalent, contradictoire. Il s’est arraché aux instincts de la nature pour créer agriculture et culture, pour bâtir des empires et des civilisations. Cependant, il délimite sans cesse son avoir propre par le dépôt de particules de son corps comme par des dispositifs concrets ou symboliques. À tel point que sa marque sur la terre en arrive à faire vaciller la biosphère. En même temps, de l’ablution religieuse au rituel du lavabo au petit matin, l’homme tente inlassablement de retrouver un paradis perdu de pureté et d’innocence pour conjurer son insupportable finitude. Comme un pendule qui oscille éternellement entre la nécessité de salir pour posséder et l’obsession de la propreté pour se bercer d’une illusion d’éternité Avant de s’en retourner à la poussière.