Espace de libertés – Décembre 2014

Quel cours commun de citoyenneté?


Libres ensemble

Le décret « Missions » de 1997, qui intime à l’école le soin d’éduquer à la « citoyenneté » et à la « citoyenneté responsable », ne donne aucun contenu à ce concept. Le législateur pense sans conteste à une citoyenneté démocratique. Que faut-il entendre par-là?


La citoyenneté démocratique surgit des révolutions de 1689, 1776, 1789 et 1830. Ces révolutions ont ceci de spécifique et d’essentiel que les citoyens se déclarent à la fois les auteurs du droit et des lois et les bénéficiaires tant de droits civils (Liberté d’expression, d’opinion, de conscience, de circulation, de presse, d’entreprendre…) que de droits politiques (souveraineté). Les citoyens se déclarent à égalité (de droit). Il s’ensuit que chaque citoyen a les mêmes droits à égalité avec tous les autres, que ce qui est dû à l’un est dû à l’autre, qu’autrement dit, le droit de chacun est exigible par tous les autres et tous les autres ont le devoir de me garantir mon droit. Ce faisant, il est possible de relier conceptuellement le droit et le devoir et, dans ce cas, une éducation à la citoyenneté (EC) suppose une éducation à ces droits fondamentaux et ces devoirs afférents. Droits (de la première génération, NDLR) qui ont entre-temps été complétés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 par des droits sociaux et des droits culturels.

Le règlement d’école ou de classe peut être l’occasion de rédiger avec les élèves, lors du cours commun d’EC par exemple, une charte des droits et des devoirs qui sont reliés par l’égalité de droits. Exemple: j’ai droit à l’éducation (art. 26) et donc d’apprendre. Tous ont ce même droit. L’enseignant est le garant de ces apprentissages et moi, je dois faire en sorte d’apprendre le mieux possible et de ne rien faire qui puisse compromettre le droit d’apprendre de chacun de mes condisciples (1). En outre, si le citoyen est l’auteur du droit, l’EC passe par l’apprentissage du légiférer après discussion avec les personnes concernées par la loi qui est adoptée. Le conseil de classe, compris comme la réunion des élèves de la classe et de son instit à l’école fondamentale ou de son titulaire à l’école secondaire, est le dispositif pédagogique que pourrait animer l’enseignant chargé du cours d’EC commun à tous les élèves. Dans la proposition de programme que j’ai rédigé pour le Centre d’étude et de défense de l’école publique (CEDEP) (2), un conseil de classe n’est prévu que mensuellement puisque le cours d’EC n’est prévu pour le moment qu’une heure par semaine. Toutefois, sur le plan pédagogique, nul doute que le conseil devrait se dérouler une fois par semaine pour tous les élèves, pour autant qu’il respecte certains principes méthodologiques (3) qui permettent réellement aux élèves d’apprendre à participer, c’est-à-dire à prendre leur part (pars) du pouvoir (capere).

Moralité publique

Les révolutions démocratiques se fondent aussi sur une séparation fondamentale entre les pouvoirs politique et religieux: alors que les rois gouvernaient de droit divin, dorénavant, la légitimité du pouvoir politique est profane et repose sur des principes rationnels sur lesquels les citoyens se mettent d’accord, par exemple, en Constituante. En contrepartie, les citoyens bénéficient du droit à la liberté religieuse et de culte pour autant qu’ils ne nuisent pas à l’ordre public (4). La citoyenneté démocratique suppose ainsi la reconnaissance et la tolérance du pluralisme éthique et axiologique tandis que l’État démocratique se doit d’être neutre en matière de convictions. Un cours d’EC est, certes, un cours de moralité mais un cours de moralité publique dans lequel les convictions personnelles quant au sens de l’existence, si elles peuvent bien sûr s’échanger, ne peuvent cependant pas être généralisées. L’enseignant de ce cours commun serait évidemment le garant du respect de ce pluralisme éthique.

Il a, à sa disposition, des dispositifs pédagogiques spéci ques qui lui permettent d’éduquer à la moralité sans heurter les convictions. Je pense notamment aux dispositifs pédagogiques qui visent à faire clarifier et hiérarchiser subjectivement les valeurs dans le respect des valeurs de chacun (5). Mais aussi aux dilemmes moraux qui devraient être réfléchis en tenant compte de la typologie des normes (6): (re)découvrir que certaines règles d’action sont plus valides que d’autres sur le plan technique, par exemple, ou sur le plan moral, voire lorsqu’elles sont coulées dans la forme du droit. Par exemple:

  • une norme technique plus valide qu’une autre: « Pour me rendre à l’école en partant de la gare du Midi, je dois prendre le tram 4. » Kant dirait qu’il s’agit d’un impératif hypothétique. Il s’impose à moi pour atteindre mon but. Si je n’agis pas selon cette règle d’action, je n’atteindrai pas ce but, et ce quelles que soient mes convictions « philosophiques »;
  • tu ne tueras point est, dans le langage de Kant ou d’Habermas, une norme morale, c’est-à-dire une norme valide qui nous engage catégoriquement tous quelles que soient nos convictions « philosophiques », et qui, si elle était désobéie, attenterait à l’humanité de l’homme;
  • une norme juridique pourrait obliger le médecin à effectuer une transfusion sanguine sur un mineur Témoin de Jéhovah, malgré ses convictions privées, au nom de la santé publique.

Liberté, égalité, fraternité

En revanche, d’autres normes ne peuvent être valides que pour des personnes qui partagent une même finalité de l’existence (les normes éthiques). Par exemple, je dois jeûner pour gagner mon paradis. Elles ne font pas partie d’un cours commun d’EC. Puisque le pouvoir politique repose désormais sur des principes et non des commandements divins, ce sont les hommes qui légifèrent. Ils se mettent d’accord sur la validité des lois à l’issue d’une discussion sérieuse et publique. L’apprentissage du discuter fait donc partie intégrante de l’EC, soit sous la forme d’une didactique de l’oral, soit par la participation régulière à un conseil de classe, soit par la mise en place de discussions à visée philosophique sur des problématiques de citoyenneté (7).

L’aphorisme de la révolution française « Liberté, égalité, fraternité » nous indique aussi quelles sont les valeurs structurantes d’une culture démocratique commune. Simplement, nous dirions, aujourd’hui, solidarité plutôt que fraternité dans la mesure où le passage des Communautés aux Sociétés modernes (8) se manifeste notamment par le fait que l’entraide ne se limite plus à la solidarité au sein de la famille, d’une communauté ou avec des personnes familières mais s’adresse à tout citoyen par l’intermédiaire de l’État. Ainsi en va-t-il, par exemple, du système de sécurité sociale par lequel chaque citoyen reconnait et aide tout autre citoyen dans le besoin sans le connaitre ou sans l’aimer. Si un cours d’EC qui, comme tout cours aujourd’hui, devait se traduire par l’apprentissage de compétences, nous devrions judicieusement choisir des compétences qui sont reliées aux valeurs structurantes démocratiques: développer l’autonomie individuelle (liberté), l’aptitude à prendre sa part du pouvoir et donc à participer (égalité) et les habiletés coopératives (solidarité).

 


(1) Claudine Leleux, Éducation à la citoyenneté, Les droits et les devoirs de 5 à 14 ans, tome 2, Bruxelles, De Boeck, 2006.

(2) « Proposition au CEDEP d’un programme pour le primaire (32*1h/semaine) sur la base d’ouvrages existants », sur http://users.skynet.be/claudine.leleux.

(3) Claudine Leleux, Éducation à la citoyenneté, tome 3, « La coopération et la participation de 5 à 14 ans », Bruxelles, De Boeck, 2008.

(4) Article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre établi par la loi. »

(5) Claudine Leleux, Hiérarchiser des valeurs et des normes de 5 à 14 ans, Bruxelles, De Boeck, coll. « Apprentis Citoyens », 2014.

(6) Ibidem.

(7) Voir Claudine Leleux, Jan Lantier, Discussions à visée philosophique à partir de contes pour les 5 à 14 ans, Bruxelles, De Boeck, coll. « Apprentis philosophes », 2010.

(8) Ferdinand Tönnies [1944], Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, trad. J. Leif, Paris, Reitz- CEPL, 1977, coll. « Les classiques des sciences humaines ».