«Les valeurs fondamentales de la société», «le caractère de l’État», la «séparation entre les religions et l’État», «les droits et libertés à consacrer» et «l’ancrage constitutionnel» de ces matières: voilà les questions de la commission de révision de la Constitution auxquelles j’ai tenté de répondre, en tant qu’expert auditionné, le 9 mars dernier.
Un rappel historique s’impose. Notre Constitution fut un compromis entre des courants de pensées et de convictions. En gros, les catholiques eurent leurs garanties sur les cultes et l’enseignement; les libéraux sur les droits d’association, de réunion et de presse, la prohibition de la censure, l’inviolabilité du domicile et de la correspondance.
Mais ces arrangements –qui ont le goût de l’histoire– sont-ils encore ajustés à notre modernité (voire pertinents)? N’ont-ils pas creusé le lit d’une conviction, en laissant les sédiments de manques de justice proportionnelle à l’égard d’autres convictions? De 1831 à 2016, la Belgique –terre de pluralisme et de multiculturalité, mais aussi de concertation et de cohésion sociales– n’a cessé d’être structurellement réformée, mais pas dans tous les domaines… Et si, dès lors, un nouveau type de contrat social était à inventer? Et si notre Constitution, pour protéger les valeurs de la cohésion sociale et conforter notre pluralisme, consacrait l’esprit voire la lettre de ce beau mot, «laïcité»?
«Faire peuple» autour d’un principe politique
Certes, le mot fait peur. Certains y voient la victoire des «laïques» institués et organisés, d’autres des obstinations antireligieuses sur un bout de tissu… Ces réactions absurdes de mécompréhension ne sont pas à la hauteur du défi. Ici, il s’agit bien, pour «faire peuple», de consacrer un principe qui n’est pas le privilège de quelques-uns, mais la force et l’union de tous. Or que dit-il exactement? En fait, depuis les origines grecques de la démocratie, ce projet politique s’est construit sur un principe effectif de disjonction: séparer le monde des dieux (dans un contexte pluraliste car mono/poly/a/théiste) du monde des hommes. Pourquoi? Parce qu’eux seuls ont pour tâche d’organiser leurs droits et leurs devoirs. Depuis ce moment essentiel instaurant l’autonomie du sujet, chaque démocratie, digne de ce nom, a décliné les modalités de la séparation. En Belgique, les équilibres de cette déclinaison sont subtils et le compromis est partout… Pourtant, des progrès sont possibles, à l’aune d’une réflexion sur la laïcité!
Il s’agit bien, pour «faire peuple», de consacrer un principe qui n’est pas le privilège de quelques-uns, mais la force et l’union de tous.
Celle-ci est un principe (ce qui est plus qu’une valeur) politique d’organisation de la sphère publique, capable d’impulser des initiatives législatives en faveur d’un «faire corps commun». Principe universaliste, il consacre trois attitudes qui sont aussi des exigences: l’égalité de traitement des citoyens donc le refus absolu des discriminations, l’impartialité et la neutralité de l’État dans l’exercice de sa puissance publique et de ses services et, enfin, la garantie des libertés fondamentales par l’État, pour des citoyens qui, dans l’espace public, sont en droit de faire valoir leurs libertés de religion, de conviction et de pensée. Car, en effet, les pluralismes religieux et philosophiques méritent le respect puisque la liberté de religion/conviction est un droit fondamental. Pourtant, celui-ci n’est pas absolu et peut être restreint, selon des modalités précises, avec des critères réels, objectifs et légitimes, que l’on ne peut évoquer ici.
La neutralité comme règle d’arbitrage
Dans ce cadre, la laïcité permet de consacrer la primauté absolue de la loi civile et, corollairement, elle exige la supériorité du prescrit civil sur le prescrit religieux, comme elle refuse les dominations, les ingérences et les interférences du théologique sur le politique. À cet égard, elle dit plus que la neutralité, même si elle l’inclut et l’utilise comme une règle d’arbitrage. Car si la laïcité, comme critère axiologique d’action, dit la séparation, la neutralité («neutre» vient du latin «ne uter», c’est-à-dire ni l’un ni l’autre) dit les modalités opératoires de l’articulation de ce que l’on sépare. Certes, la laïcité doit être envisagée de façon constructive, sans provoquer des frustrations ou des exclusions. Il serait aberrant d’avoir une compréhension religieuse ou dogmatique de la laïcité. De même, en tant que principe d’éminence, elle n’a nul besoin des excès cosmétiques des adjectifs «positive», «inclusive», «exclusive», etc.: elle se suffit à elle-même!
Dès lors, revendiquer la laïcité –et conséquemment la neutralité comme méthode d’action– pour un État moderne a du sens. Par là, il s’agit d’abord d’honorer la primauté de l’État, en ses lieux et ses actes d’autorité, sachant qu’il doit garantir ses services à tous ses citoyens avec la même mesure, dans des espaces déterminés, effectivement et empiriquement neutres, en sorte que les affects du voir –eux qui sont tellement sensibles voire hypersensibles aux signes/symboles/rites/actes des convictions et des croyances– soient préservés. Cette attitude exige que l’État ne s’assimile, activement (des actes, des gestes et des représentations) ou passivement, à aucun culte, qu’il soit majoritaire ou même minoritaire. Elle exige aussi un travail de fond sur les manières symboliques de manifester cette séparation nette du théologique et du politique, en revendiquant clairement, par exemple, la préséance des autorités civiles, dans les règles protocolaires des moments de représentance de l’État. La laïcité demande encore qu’aucun prescrit religieux n’entrave la jouissance et l’exercice des droits civils et politiques. Pour rappel, André-Joseph Léonard refusait tout débat démocratique sur l’avortement, en prétextant qu’un Parlement n’avait aucun droit sur le «sens métaphysique et biologique de la sexualité». Illustration tragique, guère éloignée dans le temps, de la violation du principe de séparation du théologique et du politique…
Réflexions corollaires
En réalité, en matière de laïcité, trois domaines d’application devraient faire l’objet d’un vaste chantier de réflexion, même si le poids de l’histoire est là: l’éducation, les protections sociales et sanitaires et l’emploi. On devrait aussi ajouter une nécessaire réforme des modes de financement des cultes, fondée sur le choix de principes d’équité, de proportionnalité juste et de transparence. Au moment où les pratiques se transforment et où un abîme se creuse entre le cadre légal et le cadre effectif réel, des formes modernes d’impôt en matière de cultes, par exemple via un mécanisme d’impôt philosophiquement ou socialement dédicacé (IPD), sont urgentes.
Si ce principe de laïcité, permet une protection ad extra en faveur de l’unique primauté de l’État, il est aussi une protection ad intra pour les convictions elles-mêmes.
Enfin, n’oublions pas que si ce principe de laïcité, permet une protection ad extra en faveur de l’unique primauté de l’État, il est aussi une protection ad intra pour les convictions elles-mêmes, quand elles sont frappées par les intégrismes, les dérives sectaires, les discriminations et toutes les formes des fondamentalismes. Pourquoi? Parce qu’il protège contre les guerres, toujours possibles, de religions et qu’il redit que, par-delà les croyances, il faut œuvrer pour l’humanisme de la fraternité civique. Jean Jaurès, en 1910, disait que la laïcité est un combat pour la fin des «excommuniés» et des «réprouvés», car «toute personne humaine a son droit».
Que l’on insère le mot ou pas dans la Constitution, je plaide cependant pour que l’on en assume au moins les acquis historiques et la force de son esprit d’action politique, en vue d’initiatives législatives, surtout au moment où les religions sont omniprésentes et où le grand œcuménisme sociétal de la bienveillance interconvictionnelle bat son plein, mais hélas au profit d’une éclipse de la citoyenneté. Les religions créent du «eux» et du «nous» et elles sont impuissantes, ni plus ni moins, pour créer de la cohésion sociale, partageable et vivable par tous. Pour raffermir l’esprit de la citoyenneté et de la fraternité civique, le principe politique de «laïcité» est un moyen efficace, pour créer plus de cohésion sociale et de solidarité.