Depuis plusieurs semaines, alors que nous ne sommes pourtant pas dans une classique période d’ixième réforme de l’état, la commission de révision de la Constitution de la Chambre connaît une activité inhabituelle mais rafraîchissante.
C’est la première fois que l’article 152bis du règlement de la Chambre est appliqué: «Une commission permanente peut prendre l’initiative d’établir un rapport introductif sur un objet relevant de sa compétence, en vue d’introduire un débat en séance plénière. L’initiative peut être commune à plusieurs commissions lorsque l’objet du rapport relève de leurs compétences.» À l’initiative de l’ancien président de la Chambre, le député Patrick Dewael, cette commission parlementaire désire initier une réflexion sur le «caractère de l’État et les valeurs fondamentales de la société», et ce à partir de trois questions formulées le 12 janvier dernier sous la forme suivante:
«1) Quelles sont les valeurs fondamentales de la société? Comment mettre celles-ci plus explicitement en avant dans notre Constitution?
2) Quel est le caractère de l’État? Dans quelle mesure la Constitution peut-elle énoncer que la loi sera toujours supérieure à n’importe quel prescrit religieux ou philosophique?
3) Dans quelle mesure la séparation entre l’Église et l’État est-elle aujourd’hui suffisamment claire dans la Constitution belge? Un nouvel ancrage constitutionnel est-il à l’ordre du jour? Quelles en sont les implications?»
Malgré le fait que les questions de M. Dewael ne fassent nullement allusion à la laïcité, très vite, le mot a focalisé toutes attentions.
Dans un monde incertain, en manque de repères et où semble revenir le temps des replis communautaires sur base confessionnelle, poser ces questions semble une démarche plutôt de bon sens et de nature à nourrir le débat sur l’avenir de notre société. Pourtant, malgré le fait que les questions de M. Dewael ne fassent nullement allusion à la laïcité, très vite, le mot a focalisé toutes attentions. Et, sans surprise (mais on peut le regretter), le simple fait d’aborder la question de la laïcité sent manifestement déjà le soufre pour certains acteurs politiques…
Du soufre dans les déclarations politiques
Alors même que les débats au sein de cette commission demeurent plutôt sereins et constructifs, c’est en réalité en dehors de celle-ci que de tonitruantes déclarations politiques ont miné le processus. D’emblée, le président NVA de la Chambre des représentants a tiré la sonnette d’alarme: « Je ne suis pas contre l’organisation d’un tel débat, […] je suis prêt à en discuter, mais je dis qu’il faut être conscient de la portée des discussions. » (1) En clair, selon lui, l’inscription de la laïcité dans la Constitution mettrait mécaniquement à mal le financement des cultes et le maintien d’un enseignement catholique. Tant mieux évidemment si cette discussion peut s’entamer mais, de la part de Siegfried Bracke, en agitant de pareils épouvantails, on est en droit de se poser la question de savoir si, en réalité, il ne voulait pas purement et simplement étouffer le débat avant même qu’il ne commence…
Par la suite, entre les hésitations et volte-face des uns sur le choix des mots (neutralité? impartialité? laïcité?) ou les affirmations péremptoires des autres (la NVA, principalement, ce qui rend plus complexes encore les possibilités d’atteindre les majorités des deux tiers nécessaires pour toute révision de la Constitution.), c’est surtout la sortie hallucinante du président du CD&V qui a définitivement pourri la perception extérieure que l’on pouvait avoir de ce processus. À la veille de la parution d’un sondage à nouveau désastreux pour son parti (ceci expliquant peut-être cela), Wouter Beke a en effet résumé les débats parlementaires précités par cette formule lapidaire: «Soyons clairs, nous sommes confrontés à un agenda des loges. » (2) Comme l’indique Marc Uyttendaele dans une carte blanche publiée dans L’Écho, « le propos est insultant pour ses collègues qui sont ainsi présentés comme manipulés par des puissances de l’ombre. De là à dénoncer le complot judéo-maçonnique, comme aux pires moments du XIXe ou du XXe siècle, il n’y a qu’un pas que l’on espère ne pas devoir franchir » (3).
Des experts à la tribune pour un riche débat
Dans ces conditions, le travail de nos élus, déjà complexe, s’en révèle de plus en plus ardu. Mais pas moins intéressant pour autant. Ainsi, durant plusieurs semaines, philosophes, sociologues, constitutionnalistes se sont succédé en commission de révision de la Constitution. Et la parole a circulé, les idées se sont confrontées. Certes, tous ne sont pas d’accord, loin de là: est-ce opportun? Faisable juridiquement? Doit-on imaginer la rédaction d’un préambule? L’inscription de la laïcité dans la Constitution est-elle encore possible vu son article 181, § 2 qui dispose que «les traitements et pensions des délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle sont à la charge de l’État; les sommes nécessaires pour y faire face sont annuellement portées au budget»?…
Pourtant, les enjeux sont importants. Même si bon nombre des portes d’entrée qui ont amené des responsables politiques à imaginer réviser notre Constitution sont basées sur la peur (terrorisme, migrations incontrôlées) et sont donc peut-être mauvaises conseillères, il n’en demeure pas moins que pareil débat ne s’organise pas toutes les décennies dans notre pays. Et, nous le savons, à partir de notre indifférence ou de notre inaction, bien des choses peuvent être détricotées. Méfions-nous, car comme l’écrit Romain Gary, «la vérité, c’est qu’il y a une quantité incroyable de gouttes qui ne font pas déborder le vase».
Dans ce cadre, sans préjuger de ce que pourra ou non décider notre représentation parlementaire, la laïcité doit précisément permettre de penser le monde dans sa totalité plutôt que de le réduire à des identités assignées, à des places déterminées, à des origines immuables ou des communautés fermées sur elles-mêmes. Après tout, n’est-ce pas le pape qui, récemment, a affirmé qu’un «État doit être laïque»? Ajoutant même que « les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’histoire » (4). À nos élus de tracer un chemin et d’écrire cette histoire.
(1) David Coppi, «Bracke (N-VA): “Ouvrir le débat sur la laïcité, ce serait ouvrir le débat sur l’enseignement catholique”«, dans Le Soir, 4 janvier 2016.
(2) « Wouter Beke et la laïcité de l’État: “Nous sommes en présence d’un agenda des loges” », dans La Libre Belgique, 10 mai 2016.
(3) Marc Uyttendael, «Impartialité, neutralité, égalité», dans L’Écho, 24 mai 2016.
(4) Guillaume Goubert et Sébastien Maillard, «Le pape François à La Croix: “Un État doit être laïque”« dans La Croix, 16 mai 2016.