Espace de libertés – Juin 2016

« Le combat laïque contre l’idéologie de mort »


Dossier

Un entretien avec Caroline Fourest

Caroline Fourest, journaliste, écrivaine (1) et activiste bien connue, est l’une des figures de proue de la défense de la laïcité chez nos voisins du Sud. Elle la défend avec courage et passion, malgré les tentatives de déstabilisation, voire de dénigrement calomnieux dont elle est l’objet. Selon la formule consacrée, son avis nous intéresse. Nous l’avons donc rencontrée…

Espace de Libertés: En France, la laïcité est un fondement de la République depuis 1905 et est inscrite dans la Constitution de 1958 qui fonde la Ve République. Peut-on en discerner objectivement les avantages et les inconvénients?

Caroline Fourest: La France est en effet une République laïque dans sa Constitution de 1958 et sa loi de 1905. C’est, à mon avis, notre plus précieux atout pour résister au retour de l’obscurantisme que l’on connaît en Europe. L’originalité et l’ambition de la loi de 1905 se trouvent dans son article 2: «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.» Cette séparation exigeante, fruit de plus d’un siècle de combat, est la meilleure des protections pour éviter l’instrumentalisation du religieux par le politique et inversement.

Cependant, n’existe-t-il pas en France un financement masqué, sous forme d’entretien et construction de lieux de culte et de subventions à des associations liées aux clergés?

Certes, il existe un financement public possible pour rénover ou entretenir des monuments, comme Notre-Dame ou la mosquée de Paris, constitutifs de notre patrimoine cultuel et touristique. Et des maires, vous avez raison, utilisent parfois abusivement le système de «baux emphytéotiques» pour louer à des prix dérisoires et symboliques des terrains municipaux servant à construire des mosquées. La France connaît d’ailleurs une très forte reconfessionnalisation de son espace public. On y ouvre environ une salle de prière musulmane ou évangélique par semaine. C’est la preuve qu’en cas de besoin, lorsque les fidèles sont nombreux, ils peuvent se cotiser et financer un lieu où prier. Les maires n’ont pas à aller au-devant de ces besoins. Au lieu de flatter le clientélisme religieux qui enferme, ils devraient réserver leur énergie et leurs moyens à faire sortir de terre des écoles, des centres sociaux et culturels, où faire se croiser leurs concitoyens. C’est ce dont nous avons le plus besoin.

En dehors des partis traditionnellement liés au catholicisme, tous les partis démocratiques belges s’accordent à vouloir proposer «quelque chose», mais le mot «laïcité» semble tabou. On n’entend proposer que de constitutionnaliser la neutralité ou l’impartialité de l’État. En tant que philosophe et journaliste, ces options vous paraissent-elles intéressantes ou bien s’agit-il de noyer le poisson?

Utilisé seul, sans être adossé à la philosophie de la laïcité, le mot «neutralité» pourra vite se voir vidé de toute substance, voire uniquement utilisé pour protéger le religieux, y compris dans sa version intégriste de l’État. En France, c’est moins la loi que l’esprit de la loi de 1905 qui nous permet de rester vigilants. «Impartialité» ne veut rien dire. C’est le risque de dériver vers un sécularisme où l’État devra traiter et financer à égalité tous les cultes au lieu de se tenir à distance.

Ce débat sur l’inscription de la laïcité dans la Constitution belge s’est invité dans l’actualité à la suite des attentats de Paris. On voit donc clairement ce que/qui cela vise. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une bonne porte d’entrée?

Il n’y a pas de meilleure réponse que la laïcité au retour du fanatisme religieux. C’est l’approche philosophique la plus juste et la plus appropriée. La seule qui puisse aussi contenir la tentation d’une autre réponse, beaucoup moins fine et généreuse: celle du rejet et du nationalisme. Ceux qui associent la laïcité à la stigmatisation d’une religion n’ont rien compris ni à la laïcité ni à la situation.

Il n’y a pas de meilleure réponse que la laïcité au retour du fanatisme religieux.

Pourriez-vous expliquer ce point de vue?

Ne rien faire, ne rien dire, face au nouveau totalitarisme qui nous menace, c’est la garantie de voir l’Europe se couvrir de régimes d’extrême droite. L’état de communautarisation radicalisée de Molenbeek est le meilleur allié objectif des xénophobes. La tolérance des intolérants, dont j’ai souvent été choquée en allant à Bruxelles, ne peut que conduire à radicaliser ceux qui ouvrent les yeux. Au lieu de faire le dos rond ou l’autruche par peur de stigmatiser, il faut prononcer des mots justes et précis. Ce n’est pas le religieux qui est en cause, c’est l’intégrisme qui mène au terrorisme. Il faut reprendre le combat laïque pour défaire cette idéologie de mort.

Il ne saurait être question de modifier la Constitution à tout bout de champ. Il convient donc de donner au texte une vision prospective. Selon vous, la loi française de 1905 est-elle toujours d’actualité ou devrait-elle se voir modifiée?

La loi de 1905 est plus que jamais d’actualité. Il ne faut surtout pas la modifier, comme voulait le faire Nicolas Sarkozy pour aller vers un modèle plus anglo-saxon, perméable au communautarisme religieux. Au contraire, il faut retrouver l’esprit fondateur de cette loi, qui est un compromis –mais ambitieux. Où le respect que l’on offre aux cultes a, pour pendant, le respect absolu de la liberté de conscience, de croire ou de blasphémer. Où l’école publique veille à enseigner la citoyenneté, le respect de l’égalité hommes-femmes et rêve d’émancipation et d’esprit critique, comme chez Condorcet. Pour que tous les enfants d’un pays, quelle que soit leur religion ou leur origine, aient au moins en commun le respect de l’autre et du droit de critiquer le sacré et ne soit pas fanatique. Le fanatisme tue. L’esprit laïque et critique est ce qui peut nous en protéger.

 


(1) Dernier ouvrage paru: Éloge du blasphème, Paris, Grasset, 2015, 140 pages.