Espace de libertés – Juin 2016

Écrivaine, peintre et prostituée genevoise, Grisélidis Réal est décédée il y a un peu plus de 10 ans. Marie-Ève de Grave, réalisatrice belge venue de la fiction (1), lui consacre son premier documentaire: «Belle de Nuit».

Espace de Libertés: Grisélidis Réal (G.R.), par quelle porte êtes-vous entrée (activisme, livres, prostitution, aura…)?

Marie-Ève de Grave: Mon ami Yves Pagès (2) m’a donné Le noir est une couleur qu’il s’apprêtait à ressortir, et Carnet de bal d’une courtisane. J’ai été tellement impressionnée que je lui ai proposé de filmer Grisélidis. C’était en février 2005, trois mois avant sa mort. Je l’ai suivie pendant quelques jours avec ma petite caméra, puis au centre de soins palliatifs, trois semaines avant sa mort. On peut dire que je me suis laissée entraîner par elle, tout en cherchant un fil narratif. Elle m’était familière, sa façon d’être, son énergie, sa violence. On a commencé à correspondre, et puis elle est morte. Là, ça a été le black out, jusqu’à ce que La passe imaginaire et Les sphinx voient le jour, en janvier 2006. Je ne voulais pas faire un film sur la prostitution. C’est en la lisant que le film est venu, peu à peu. Un portrait par l’écriture, avec cette idée que l’écriture était reconstituante chez elle. Ça me parlait. Comme si l’écriture lui permettait de se (re)donner forme. C’était un écho direct avec le scénario que j’étais en train d’écrire, avec mon rapport personnel à l’écriture. Ce n’était pas de la pute dont je voulais parler mais d’une femme qui vit pour écrire et qui écrit pour vivre.

Comment avez-vous eu accès aux archives? Quelles étaient-elles?

À sa mort, ses enfants ont décidé de tout donner aux Archives littéraires de Berne. Tout est classé, inventorié là-bas. Il y a plus d’une cinquantaine de cartons, avec photos, lettres, manuscrits, dessins, et les petits papiers qu’on écrit n’importe où, sur des bords de table. C’est fou car Grisélidis a tout gardé. C’est Igor, son fils, qui m’a donné les fichiers avec les voix des enfants. Si ce n’est pas un cadeau, ça…

Grisélidis et vous, quelles similitudes? Quelles variations?

G.R. est inclassable, c’est ce qui fait toute sa singularité. C’est un être humain qui vit à cent à l’heure, qui avance à découvert, en permanence. Je n’ai jamais rencontré une femme comme ça, aussi forte, aussi dingue. J’aime sa façon d’être au monde. C’est son désir et ses pulsions qui la font avancer, sans le moindre sentiment de culpabilité. Elle est libre, complètement libre, elle va là où le vent et l’amour la portent. Tout est transformé en histoire d’amour, même avec ses clients. Même avec ses plantes. À Jean-Luc Hennig, qui lui dit que «les plus belles histoires d’amour sont pure fiction, que le réel les tue», Grisélidis rétorque qu’au contraire, «le réel est fiction, la fiction est réelle». C’est la phrase qui ouvre le film. Réalité et fiction sont toujours entremêlées. Ça me touche parce que c’est l’expression même de sa vérité intérieure. Je me sens comme elle, à ce niveau-là. Et cette faculté énorme, grandiose qu’a Grisélidis de s’émerveiller, même dans le pire, ça me touche énormément. Si on ne s’émerveille pas ou plus, on est mort.

On entend dans Belle de nuit, «le cinéma est un plaisir dangereux». Quelles réactions entraîne votre film?

L’accueil du film est énorme. Il remue les spectateurs, leur pose des questions. Pour certains, que la prostitution n’intéresse pas, qui ne connaissent pas G.R., c’est un électrochoc devant sa liberté, son rapport au monde. Ça leur donne la pêche, l’envie de lire ses livres. Je ne peux pas espérer plus.

D’un point de vue sociopolitique, aimeriez-vous partager vos réflexions sur les luttes actuelles de droits de travailleurs et travailleuses du sexe?

Grisélidis éclaterait de rire (ou plutôt de colère!) devant tous ces discours débiles sur la prostitution qu’on entend aujourd’hui. Franchement, on régresse, surtout on mélange tout. Protégeons et reconnaissons les travailleurs du sexe. Les réseaux, c’est autre chose.

Qu’espérez-vous qu’elle penserait de votre film du loin du cimetière des Rois où elle «repose» peut-être enfin?

Qu’elle ait un petit sourire un coin, comme à la fin de mon film.

 


(1) On lui doit les courts-métrages Grand tour (2013), Opale Plage (2010) et La Promenade de Peter Aerts (1999).

(2) Dernier éditeur de G.R. (Verticales).