Espace de libertés – Juin 2016

“Qu’on leur coupe la tête!”


Coup de pholie

Le raccourci, en esthétique et dès la Renaissance, désigne la représentation en perspective d’un humain, d’un animal ou d’une plante. La projection sur le plan de l’image d’une partie du sujet dirigée dans la direction de l’observation la raccourcit en proportion des autres parties. Le raccourci ne conserve pas les proportions de la vérité ou plutôt, de la réalité (deux «concepts» souvent distincts) mais invite le spectateur, le lecteur, l’auditeur, le public, la foule à rapidement se faire une idée, d’être dans l’évidence de l’émetteur de ce raccourci. Le raccourci procure un focus sur le «soi-disant» essentiel. Le «noyau dur». C’est une vision tronquée qui met en exergue la facette, le trait de caractère, le point «fort» ou «faible». C’est la proclamation d’un parti pris, d’une subjectivité distincte pour affirmer un propos, pour confirmer une intention voire pour, in fine, convaincre.

Transposons ce terme et sa définition dans un autre paradigme, parabolons sans scrupule. Quels raccourcis permettent de mettre en évidence la pensée, de la vulgariser, de la communiquer et quels sont ceux qui permutent l’évidence pour l’aliénation?

Les «nouvelles» technologies ont peut-être entériné ce principe esthétique dans nos fondements de communication, voire de stratégies de pensée. Les traductions techniques, leurs outils numériques permettent aujourd’hui de traverser un individu, un groupe, une nation, un secteur… à travers un mot clé, en abrégé, en abréviation, en raccourci clavier, en statut Facebook, en tweet, en SMS. Ces technologies accompagnent les frappes chirurgicales que l’efficacité (laconique, réductrice, mécanique) impose au corps social. Les impacts de cette réduction de moyens engagent fréquemment une radicalité qui refuse l’autre dans sa pluralité, sa diversité, sa complexité. Plus rapide, plus «vrai»? Plus fort, plus violent. Quelques grands courants actuels?

Arabes > musulmans > terroristes.

Réfugiés > migrants > parasites.

Chômeurs > paresseux > profiteurs.

Le raccourci modélise l’esprit critique, réduit notre marge de manœuvre et l’exercice de la multitude de ressources pour comprendre les relations interhumaines. Le buzz monte, l’émotion augmente, le format court amplifie le phénomène. Puis, ça se dilue, ça s’efface, ça passe jusqu’à la prochaine fulgurance. Tyrannie de l’efficacité. Le raccourci comme emblème néolibéral de la disparition de l’«imagination narrative».

 


(1) Fabienne Brugère, «Martha Nussbaum ou la démocratie des capabilités», mis en ligne sur www.laviedesidees.fr, le 19 mars 2013.