Espace de libertés – Juin 2016

Juridiquement, bien peser le pour et le contre


Dossier

Un entretien avec Jérôme Sohier

Jérôme Sohier (1) n’a pas participé aux auditions de la commission de la Chambre. Mais son avis de constitutionnaliste au Centre de droit public de l’ULB nous a paru utile à recueillir.

Espace de Libertés: L’inscription du principe de laïcité dans la Constitution est-elle juridiquement possible?

Jérôme Sohier: Oui, évidemment. Il suffit qu’il y ait d’abord une déclaration de révision de la Constitution lors de cette législature-ci. Il faut viser en principe un numéro d’article, ou dire alors que ça sera un nouvel article à insérer dans telle ou telle partie de la Constitution. À la suite de ça, dissolution des chambres, fin de la législature, nouvelles élections. Il y aurait alors les nouvelles chambres constituantes, c’est-à-dire une prochaine législature. À la condition qu’il y ait la double majorité au Sénat et à la Chambre, 2/3 de quorum, 2/3 des voix, ça passe.

L’une des solutions proposées, pour ne pas devoir rouvrir les textes de la Constitution, est de mettre un préambule. Qu’est-ce que cela implique sur le plan juridique?

Ça n’est pas génial parce que le préambule n’a en principe pas de portée directe ou contraignante. Elle n’entraîne pas de droits ni d’obligations. Ce n’est pas un texte juridique. C’est plutôt une espèce de mémorandum, de déclaration d’intention.

Par exemple, la Cour constitutionnelle ne pourrait pas statuer sur une situation en excipant du préambule?

Non. Par contre, elle pourrait tirer un article de la Constitution et dire qu’à la lumière du préambule, on peut l’interpréter de telle façon. Mais c’est un maximum.

Ce ne serait pas jurisprudentiel?

Non. C’est une déclaration d’intention, rien de plus.

Si la laïcité était inscrite dans la Constitution, y aurait-il des conséquences, notamment en matière de financement?

Directement, non. Indirectement, oui. Il y a d’abord une difficulté: c’est que le principe de laïcité se trouve déjà plus ou moins consacré dans la Constitution. Lorsqu’il y a quelques années, on a modifié l’article sur le financement des cultes, on a précisé que cela concerne les «cultes reconnus», et donc créanciers du financement de l’État, par référence au principe de neutralité justement. Pour cela, il y a donc chaque fois un organe représentatif. Dont le CAL, au nom de la morale non confessionnelle.

Mais curieusement, ce n’est pas le CAL qui nomme les professeurs de morale.

D’accord. Il y a des différences. Par contre, sur l’identification du monde laïque, du monde de la morale non confessionnelle, la Constitution voit le CAL comme leur organisation représentative. Je reste persuadé que c’est une erreur historique. Mais bon, on considère désormais que la morale non confessionnelle, qui est quand même très proche du monde laïque, est un culte parmi d’autres. Et donc dire maintenant qu’il y a un principe de laïcité dans la Constitution va poser un problème d’impartialité, induire une sorte de contradiction à l’intérieur même du texte fondamental: celle en vertu de laquelle une disposition dit que l’État est laïque et qu’une autre dit que la morale non confessionnelle serait à l’équivalent des cultes finançables. En Belgique, on considère que l’État n’est pas laïque, l’État est neutre. Ce qui n’est pas la même chose. L’État est neutre, qu’est-ce que cela signifie? Qu’il ne méconnaît pas les religions, mais il les accepte toutes pour autant qu’elles soient reconnues et qu’il y a quand même certaines conditions de reconnaissance. Une fois cette reconnaissance acquise –c’est ce qui est arrivé avec la morale non confessionnelle–, on a droit à un certain financement. Ce qui veut dire que la séparation est beaucoup moins étanche et, du coup, que dans cet État-là, tous les cultes coexistent dans l’État et dans la sphère publique à égalité.

Mais est-ce qu’on ne confond pas, à ce moment-là, morale non confessionnelle, laïcité et athéisme? Parce que si quelque chose doit être considéré comme l’équivalent d’un culte, ce n’est pas la laïcité, qui n’est pas une opinion, mais plutôt l’athéisme. La laïcité est impartiale par définition, contrairement à toutes les religions.

Ce n’est pas partagé par tous. Encore une fois, l’inscription dans la Constitution de la morale non confessionnelle exactement sur la même ligne et en respectant le principe d’égalité des autres cultes est gênante par rapport à cela. Il y a en effet l’arrêt de la Cour constitutionnelle, qui a débouché sur tout le problème de l’organisation des cours de religion, qui dit précisément, en vue de cette inscription dans la Constitution, à cet endroit-là, que le cours de morale n’est pas neutre.

En essayant d’être le plus rationnel possible, si l’on dit que l’État est laïque, il ne devrait plus y avoir de financement pour personne.

Alors à partir de là, reconnaître comme «culte» la laïcité et/ou l’athéisme serait différent? On est quand même, vis-à-vis de l’autre, très proche. Et encore une fois, il y a des différences à faire. Je ne dis pas que ce sont des synonymes, mais à un moment donné, je crois que le constituant va devoir faire un choix entre ce qu’on appelle la neutralité, c’est-à-dire toutes les conceptions philosophiques sont à égalité, en ce compris la morale non confessionnelle, et la laïcité. Il faut faire un choix. Et ce choix n’est pas toujours clair non plus. Après cela, il faut voir ce que cela donne sur le terrain. Mais juridiquement et en essayant d’être le plus rationnel possible, si l’on dit que l’État est laïque, il ne devrait plus y avoir de financement pour personne. Et dans ce cas, il faut non seulement le mettre dans la Constitution mais aussi réviser l’article qui dit que tous les ces cultes sont finançables à égalité, en ce compris la morale non confessionnelle.

Le débat s’est ouvert suite aux attentats de Paris du 13 novembre. C’est quand même bizarre qu’inscrire la laïcité dans la Constitution soit présenté comme un remède contre la radicalisation et la tentation du djihad.

Comme tel, ce n’est évidemment pas le cas. Ce sont des coïncidences. Par contre, à l’heure actuelle, le principe de neutralité, tel qu’il est appliqué en Belgique, implique que chaque culte s’organise séparément et soit financé séparément. Ça, c’est le principe actuel. Et que chacun désigne son professeur de religion dans son coin sans que l’État puisse dire quoi que ce soit à ce propos, je trouve cela très limite. Sur ce plan-là, l’organisation d’un cours non pas de religion, mais des religions, où le petit musulman serait dans la même classe que le petit catholique et que le petit laïque et suivrait 2 heures d’étude de la Torah, de la Bible et du Coran, à la limite, c’est un cours du fait religieux. Là, il n’y a aucun problème. Et ce serait peut-être plus universel, plus laïque, plus consensuel, plus neutre, je ne sais pas quel est l’adjectif qu’il faut y mettre…

Faut-il pour autant passer par l’inscription du principe de laïcité dans la Constitution? Je ne le crois pas. Cela peut déjà se faire maintenant. Cela dit, il est vrai que si l’on inscrit ce principe de laïcité et qu’on modifie le fameux article 181 qui fixe le financement des cultes et de la laïcité, c’est une solution logique. Il faut quand même constater que sur le plan plus juridique, beaucoup disent, à tort ou à raison, que cela serait de toute façon une disposition inutile, en l’état actuel, puisque dans le fond, le principe de neutralité est garanti et que c’est ce qui est recherché. Cela me paraît relativement exact, sous la réserve que l’on a déjà vu inscrire dans la Constitution des dispositions à un moment où beaucoup disaient que c’était tout à fait inutile, qu’on mettait là quelque chose qui n’avait rien à voir et qui de toute façon ne changerait rien. Et puis, on se rend compte quelque temps plus tard, les choses évoluant, que ces éléments s’imposent comme une norme juridique dont certains se servent avec succès.

Ce qui pourrait résoudre la question du port de signes religieux dans les services publics et l’enseignement?

Si le principe de laïcité implique qu’il n’y ait pas de religion dans la sphère publique –et non que toutes les religions sont égales–, on est quand même plus à l’aise pour défendre une interdiction générale des signes religieux dans la fonction publique ou dans la sphère scolaire. Est-ce que c’est une bonne chose ou pas? C’est un autre débat. Mais juridiquement, on est quand même plus à l’aise pour dire «pas de kippa», «pas de croix», «pas de voile»… dans un enseignement qui doit être non pas neutre, mais conforme aux valeurs de la laïcité. Dans un État neutre, est-ce que la neutralité empêche quelqu’un de venir avec un voile? Ça se discute. La laïcité l’empêcherait sans doute davantage.

 


(1) Avocat, constitutionnaliste, professeur au Centre de Droit public de l’ULB.