Espace de libertés – Juin 2016

L’impossible laïcité à la belge


Dossier
À l’heure où s’engage une réflexion sur une éventuelle inscription de la laïcité de l’État dans la Constitution, il convient de replacer ici les termes du débat.

La notion de laïcité renvoie à la laïcité « à la française », qui se définit comme le « principe de séparation dans l’État de la société civile et religieuse » et le « caractère des institutions, publiques ou privées, qui, selon ce principe, sont indépendantes du clergé et des Églises; impartialité, neutralité de l’État à l’égard des Églises et de toute confession religieuse » (1). La laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion, la garantie du libre exercice des cultes et que l’État ne salarie aucun culte. En d’autres termes, selon le Conseil constitutionnel français, il découle de la laïcité que toutes les religions sont égales et qu’aucune d’entre elles ne peut avoir un « statut public » (2).

Il ressort de cette définition de la laïcité qu’il serait impossible de procéder à son inscription dans la Constitution [belge] sans revoir les liens Églises/État. En effet, le régime juridique belge implique la reconnaissance de certains cultes, qui bénéficient d’un statut « public », leur donnant droit à une série d’avantages: prise en charge du traitement et des pensions des ministres des Cultes, obligation pour l’État d’offrir, dans les écoles, l’enseignement de ces cultes, ouverture du droit à la reconnaissance des communautés cultuelles locales, qui bénéficient de l’intervention financière ou matérielle communale, etc. Il n’est donc pas question de séparation des Églises et de l’État, lequel ne traite pas, en outre, tous les cultes de manière égalitaire.

Une laïcité « à la belge » ou l’inscription du principe de neutralité?

Il convient de s’interroger également sur la possibilité d’inscrire dans la Constitution le principe de portée constitutionnelle de neutralité, qui est souvent associé à la laïcité. Ce principe implique que l’autorité, parce qu’elle est l’autorité de tous et pour tous les citoyens, les traite de la même manière, sans discrimination basée sur leur religion, leur conviction ou leur préférence pour une communauté ou un parti (3). Bien qu’une telle obligation découle, par nature, du principe de laïcité, il s’agit de notions distinctes. En effet, la neutralité ne s’oppose pas à l’intervention active de l’État en matière de cultes, mais uniquement au fait que cette intervention se fasse de manière arbitraire (4).

Il est néanmoins permis de s’interroger sur l’opportunité de rappeler, dans la Constitution, un principe de portée constitutionnelle qui trouve son origine dans les articles 10 et 11 de la Constitution. La réponse à cette interrogation dépend certainement du type de neutralité pour lequel il serait opté. Une neutralité dite « inclusive », impliquerait que seule l’action de l’État et de ses agents devrait être neutre et impartiale, permettant à chacun d’entre eux d’exprimer librement ses convictions, même dans l’exercice de la chose publique. Un tel choix n’apporterait, d’un point de vue juridique, qu’une plus-value limitée par rapport au régime existant. Le choix d’une neutralité dite « exclusive » serait quant à lui plus novateur, puisqu’il impliquerait que l’action et l’apparence de l’État et de ses agents soient neutres. Les agents publics seraient donc privés, dans l’exercice de leurs fonctions, d’afficher leurs convictions, par le port de signes convictionnels par exemple, sans bien évidemment être empêchés d’exercer leur culte dans la sphère privée de leurs activités.

© Cécile Bertrand

L’option inclusive…

N’est-il pas du rôle de l’État de rappeler que les convictions confessionnelles n’ont pas à s’immiscer dans la sphère publique et qu’il entend garantir son impartialité vis-à-vis de tous les citoyens.

La première option s’inscrit dans une conception large de la liberté de religion et traduit une confiance de principe vis-à-vis des cultes. Une telle position est, dans son principe, louable, mais appelle deux observations. Premièrement, en pratique, à l’heure de la radicalisation des convictions et de l’amplification des conflits, de l’animosité entre communautés convictionnelles notamment, et du sentiment de discrimination, n’est-il pas du rôle de l’État de rappeler que les convictions confessionnelles n’ont pas à s’immiscer dans la sphère publique et qu’il entend garantir son impartialité vis-à-vis de tous les citoyens, de la manière la plus absolue, soit tant dans son action que dans son apparence? Deuxièmement, il y a quelque incohérence, selon nous, à soutenir une conception large de la liberté de religion qui permettrait aux agents de l’État d’exprimer leurs convictions dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. Dans la logique du système de reconnaissance existant, seules les convictions cultuelles reconnues devraient raisonnablement pouvoir être affichées par les agents dans l’exercice de leurs fonctions. Les agents de l’État seraient donc traités de manière différente en fonction de leur culte et de leur reconnaissance ou non. En effet, le système actuel, qui serait ainsi pérennisé, se fonde sur une rupture d’égalité entre cultes reconnus et non reconnus. Le législateur agit en toute opportunité. Ni la loi, ni la Constitution n’imposent de critères de reconnaissance. Les critères établis par la pratique ne sont pas moins critiquables. Il s’agit de réunir un nombre suffisant de fidèles, d’être structuré, d’être installé dans le pays depuis une assez longue période, de n’avoir aucune activité contraire à l’ordre public et de présenter un « intérêt social », cet intérêt étant « un terme général que le législateur doit préciser de façon particulière pour chaque culte intéressé » (5). Bref, un culte est reconnu ou non en fonction de critères éminemment flous ou subjectifs qui ne sont pas loin de ressembler à un fait du Prince.

… et l’option exclusive

La seconde option traduit quant à elle une conception moins large de la liberté de religion et se rapproche davantage de la laïcité à la française. Elle a également le mérite de la cohérence juridique par rapport au principe d’impartialité et de garantir bien mieux le principe d’égalité. Corollaire du principe de neutralité, elle implique en effet que l’État ou ses organes soient impartiaux, mais également qu’ils présentent une « apparence d’impartialité ». Il ne nous apparaît pas déraisonnable de douter –à juste titre ou non– de la capacité d’un agent de l’État à exercer ses fonctions et à traiter tous les citoyens de manière neutre et impartiale, en dehors de toute considération convictionnelle, lorsqu’il n’a pas suffisamment de distance et d’indépendance vis-à-vis de ses convictions pour ne pas les afficher dans le cadre de l’exercice de ses fonctions. Cette option présenterait également l’avantage de mettre sur un pied d’égalité l’ensemble des agents publics, quelles que soient leurs convictions ou leur absence de convictions, puisque tous se verraient interdire de les afficher.

Si la neutralité exclusive s’apparente à un compromis « à la belge », il ne pourrait être question de la qualifier de « laïcité à la belge ».

Si la neutralité exclusive s’apparente à un compromis « à la belge », assumant les acquis d’un système d’interpénétration des cultes et de l’État tout en veillant à tendre à une laïcité d’apparence, il ne pourrait être question de la qualifier de « laïcité à la belge ». La laïcité à la belge existe déjà, en tant que mouvance philosophique engagée. L’organe représentatif de la « mouvance philosophique non confessionnelle«  visée à l’article 181 de la Constitution –reconnue d’ailleurs au même titre que les cultes « confessionnels »– se définit comme « laïque » et les membres de son conseil d’administration doivent adhérer au principe du libre examen (6). Or, la Cour constitutionnelle a récemment jugé que le respect du principe du libre examen démontrait l’existence d’un système philosophique engagé (7).

 


(1) Définition de la laïcité sur www.cnrtl.fr.

(2) Ariana Macaya et Michel Verpeaux, « La laïcité, le droit local et le constituant », note sous Cons. const. 21/02/13, in La semaine juridique, n°15, avril 2013, jurisprudence, p. 426.

(3) CE, arrêt n°210.000 du 21 décembre 2010.

(4) Vincent de Coorebyter, « Neutralité et laïcité : une opposition en trompe-l’œil », dans Politique, revue de débats, n°65, pp. 60-65.

(5) Question n°130 de M. Stijn Bex du 8 janvier 2004, Q.R., Ch. Repr., Sess. Ord. 2003-2004 ; Question n°631 de M. Alfons Borginon du 4 juillet 1997, Doc. Parl. Ch.

(6) Loi du 21 juin 2002 « relative au Conseil central des communautés philosophiques non confessionnelles de Belgique, aux délégués et aux établissements chargés de la gestion des intérêts matériels et financiers des communautés philosophiques non confessionnelles reconnues».

(7) CC, arrêt n°34/2015 du 12 mars 2015.