Espace de libertés – Juin 2016

Le kamikaze: médiatique et esthétique


Entretien

L’entretien de Pierre Jassogne avec Laurent de Sutter

Hormis sous forme de carte blanche dans la presse, on s’attend rarement à ce qu’un philosophe s’empare d’un sujet d’une extrême actualité qui n’a pas encore dit ses derniers mots, en la présentant sous forme d’une théorie. Avec sa «Théorie du kamikaze», Laurent de Sutter signe un essai sur l’esthétique de la violence à l’heure des attentats-suicides.

Espace de libertés: Face à l’émotion, à l’événement, au commentaire, comment êtes-vous sorti de la posture de spectateur fasciné que la plupart de nous abordons face aux attentats-suicides?

Laurent de Sutter: Disons que c’était une question de hasard. J’étais en train d’effectuer un séjour de recherches à Tokyo lors de la seconde vague d’attentats ayant frappé Paris en 2015, et, scrutant les réseaux sociaux et les sites web des grands médias, j’ai été fasciné de voir s’y déployer les mêmes débats, les mêmes arguments, les mêmes pinaillages que ceux que l’on avait entendus en janvier précédent, tous plus absurdes les uns que les autres. J’ai donc écrit à mon éditrice pour lui proposer de rédiger ce petit livre, à la double condition que je parvienne à en finir la rédaction avant Noël, et qu’il soit publié le plus vite possible ensuite.

Un modèle dont "l'héroïsme" était déjà sacralisé il y a plus de 70 ans...Dans votre essai, vous empruntez une posture radicale, celle d’élaborer une esthétique de l’attentat-suicide. Outre le fait d’être un moyen efficace pour sortir du prisme bavard du «phénomène de société» ou de la logique du «radicalisme», qu’est-ce que cela nous dit plus précisément de ce genre d’événements?

Je pense que nous ne pouvons parler des attentats kamikazes que depuis le lieu où nous nous situons, et où nous en prenons connaissance, qui est le lieu des images. Si près de sept milliards de personnes entendent parler de la nouvelle d’un attentat, seules quelques dizaines, voire quelques centaines d’individus sont vraiment concernées. Les autres, qui constituent l’écrasante majorité, n’auront été que les spectateurs d’images de télévision, de reportages plus ou moins live, et de commentaires d’experts plus ou moins autorisés. La vérité est que presque personne ne vit, au sens restreint du terme, un attentat kamikaze, ou n’est touché par lui. Son mode d’existence est avant tout médiatique et esthétique. Ce qui ne signifie pas qu’il serait moins vrai, moins intense ou moins traumatisant.

Vous l’écrivez, et c’est l’objet même de votre théorie, le kamikaze est un être de l’âge des images. Mais vous allez plus loin encore: il est l’agent de représentation d’un monde en ruine. Aussi en vous lisant, on a l’impression que le kamikaze apparaît nous en dire davantage sur notre difficile appréhension du réel…

C’est tout à fait exact. Dès lors que le kamikaze appartient à l’univers des images, ce qu’il nous apprend, depuis là où nous nous situons, est la manière dont notre relation aux images est structurée. C’est-à-dire la manière dont notre univers se trouve partagé entre visible et invisible, et la manière dont ce partage est constitué en un ordre auquel, la plupart du temps, nous ne faisons pas attention. De ce point de vue, l’attentat kamikaze, par l’OPA qu’il réalise sur le monde des images, nous obligeant tous à arrêter peu ou prou nos activités pour regarder en boucle celles qui témoignent de son action, constitue ce que Jacques Lacan aurait appelé un moment de «réel», venant montrer que le roi est nu, que la réalité n’est pas celle que l’on croit.

Comme dans un blockbuster ou un breaking news, vu cent fois, l’attentat-suicide est de l’ordre du déjà-vu. C’est d’autant plus interpellant pour le cas de Bruxelles, où l’on a beaucoup entendu des commentaires du genre «On savait qu’on allait être frappé, mais on ne savait pas quand». Où le déjà-vu a même été entretenu par le monde politique, médiatique avec une feuilletonisation de la menace…

Dès lors que le kamikaze vient briser le fonctionnement consensuel de la réalité en y introduisant une image qui en rend visible l’ordre esthétique, il va de soi qu’il rend visible la machinerie politique et médiatique constitutive de cet ordre. Soudain, les discours et les attitudes des hommes politiques, des belles âmes intellectuelles et des éditorialistes à principes manifestent combien les catégories par lesquelles ils tentent d’expliquer l’événement, et donc de combler la brèche que celui-ci avait introduite, relèvent de l’acte désespéré. En psychanalyse, cela porte un nom: celui de forclusion, à savoir le mécanisme de défense par lequel se trouve relégué aux oubliettes, par une fantastique construction psychique, ce qu’on ne veut pas voir.

Vous réactivez aussi à travers son histoire le concept de l’enthousiasme comme l’affect de l’imprésentabilité du général. En quoi le kamikaze se raccroche-t-il à cette imprésentabilité? Ou, pour le dire benoîtement, en quoi le kamikaze est-il un enthousiaste comme les autres?

Je crois que ce qui explique notre incapacité à ne pas regarder les images que nous imposent les kamikazes est en effet la qualité particulière qui est la leur, celle à laquelle les philosophes, au début du XVIIIe siècle, ont donné le nom de «sublime». Est sublime non pas ce qui s’affirme d’une beauté supérieure mais, au contraire, ce qui témoigne de l’intervention de forces si vastes qu’elles nous font comprendre notre nullité d’êtres humains. Or, pour certains des plus importants penseurs de cette catégorie esthétique, dont Kant, l’affect qui accompagne tout spectacle sublime est l’enthousiasme, c’est-à-dire le fait d’être traversé par le souffle divin. Je soutiens que ce lien entre sublime et enthousiasme est ce qui se trouve au cœur des images de destruction suscitées par les attentats kamikazes.

L’un des aspects des attentats suicides récents que nous avons connus, c’est une référence à une religion, à un Dieu. Vous écrivez pourtant à ce propos que le kamikaze est un être mélancolique, mais de cette mélancolie de ceux qui ne parviennent pas à croire et qui font tout pour prouver qu’ils croient tout de même. Par cette capacité à réaliser le réel ou l’image du réel, eux-mêmes?

En effet. Il s’agit d’une thèse qui a été défendue par le grand penseur slovène Slavoj Zizek, thèse à laquelle je me rallie d’autant plus volontiers que je ne crois pas que les attentats kamikazes, en général, aient quoi que ce soit à voir avec une religion particulière. Je crois que les aspirants kamikazes contemporains sont, eux aussi, à la recherche d’un moment de réel venant rompre l’ordre consensuel, disons «idéologique», d’une réalité qui les refuse, par le recours au divin embarqué, si j’ose dire, dans toute image. En ce sens, les kamikazes tentent bien de réaliser un dieu (peu importe lequel), au sens le plus fort du terme. Ils tentent de le forcer de le faire advenir, par l’épreuve qu’ils s’imposent à eux-mêmes et qui vaut preuve pragmatique de ce qu’ils n’avaient pas tort.

Un élément interpellant, c’est que le kamikaze, à travers l’attentat, contribue à la continuation de la police du monde, ce qui permet de justifier l’état d’urgence en France ou le lockdown à Bruxelles…

Bien sûr. Par une espèce d’effet de backlash tout à fait banal, après un attentat, l’ordre qui est soudain apparu pour ce qu’il est, à savoir arbitraire, illégitime, et avant tout policier, est obligé de se reconstituer par excès. C’est la prodigieuse bêtise de l’ordre et de ses représentants, dont la seule stratégie de survie consiste à rejouer, avec encore plus de mauvaise foi et de méchanceté, la partie qu’ils viennent pourtant de perdre. Tant que l’on n’aura pas compris que c’est là que se situe tout le problème et que, pour autant qu’on en sache quoi que ce soit, c’est sur sa perpétuation jusqu’à l’explosion que comptent ceux qui perpètrent les attentats, nous serons en danger. Un danger dont les seuls responsables sont les représentants de l’ordre en question.