Espace de libertés – Juin 2016

« J’ai moins peur des extrémistes religieux que des laïques qui se taisent »


Dossier

Un entretien avec Patrick Kessel

Patrick Kessel est président du Comité Laïcité République (1). À ce titre, il pose en permanence un regard attentif sur l’importance du principe de laïcité en tant qu’élément pacificateur de la société. Ancien grand maître du Grand Orient de France, il est un homme de nombreux combats en faveur des droits humains, de l’intégration, du journalisme et, bien sûr, de la laïcité. Un interlocuteur idéal pour nous parler de sa vision de ce qu’on appelle encore parfois la «laïcité à la française».

Espace de Libertés: Dans le cadre du débat belge est l’opportunité d’inscrire le principe de laïcité dans la Constitution, l’expérience française est à considérer. La Loi de 1905 et l’inscription de la laïcité dans la Constitution en 1958 ont-elles contribué concrètement à limiter l’influence des Églises dans la cité?

Patrick Kessel: La laïcité est le fruit d’un long processus de séparation de la cité et de la religion, du pouvoir et du clergé, d’autonomie des savoirs et des individus, alors que, pendant des siècles, l’Église a dicté un ordre sans partage, qu’il s’agisse du politique, de la culture, des connaissances, de l’amour et du plaisir, de l’art et de la morale. Un ordre totalisant et totalitaire imposant ses dogmes par l’Index, les bûchers, l’Inquisition, qui n’avait rien à envier aux intégrismes contemporains. La laïcité naît de cette volonté de libérer les consciences, la pensée, la parole, l’écriture, la vie. Elle est enfant des Lumières et prend forme sous la Révolution française avec la naissance de la citoyenneté. Désormais, il n’y a plus que des femmes et des hommes qui, quels que soient leur naissance, leur couleur, leurs convictions, leur sexe, qu’ils croient au Ciel ou n’y croient pas, sont libres et égaux en droit. La République, contrairement à ce qui est souvent affiché, n’est pas un mode de gouvernement mais une utopie concrète, un art de vivre en fraternité. Ce sera la fonction première de l’école publique que de former des enfants de toutes les origines pour en faire des êtres libres et responsables, des citoyens.

Faut-il pour autant la consacrer dans la Constitution?

Ce que je viens d’énumérer est le sens même de l’inscription du principe de laïcité dans la Constitution. C’est un acte décisif car il affiche la dimension universaliste de la citoyenneté. Une rupture avec l’Ordre ancien où les individus étaient totalement déterminés par leur naissance. Aussi, la République n’est-elle pas constituée de communautés qui auraient des droits différents mais de femmes et d’hommes différents qui, au-delà de leurs singularités, sont d’abord libres et égaux en droit. Des principes d’une étonnante actualité quand nos sociétés sont menacées de fragmentations sociales, culturelles et politiques et que pointent les totalitarismes xénophobes et intégristes.

La constitutionnalisation de la laïcité a-t-elle eu une influence sur le développement de l’école publique et si oui, laquelle?

La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État, après les lois Jules Ferry sur l’école publique, stipule que la République garantit la liberté de conscience et la liberté de pratiquer un culte mais aussi que «la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte». Les députés qui ont voté cette loi ont fait preuve d’un grand courage. Ils furent excommuniés tandis que les relations diplomatiques étaient rompues entre le Vatican et la République. Peut-on en dire toujours de même de leurs successeurs? De la Libération à aujourd’hui, sous la pression d’une Église pratiquant une subtile politique des «petits pas», des lois (Debré (2), Guermeur (3), Carle (4)…) ont été votées, principalement mais pas uniquement par la droite, permettant de contourner partiellement ces principes. Cette question rebondit avec les demandes de financement pour des lycées musulmans sous contrat. C’est pourquoi la défense de la laïcité nécessite une mobilisation permanente et demeure d’une grande actualité alors que la question de la scolarité est centrale pour l’avenir de la nation.

Le débat belge s’inscrit dans le contexte des attentats. N’y a-t-il pas un danger de stigmatisation d’une certaine communauté et, le cas échéant, comment s’en préserver?

Le danger se situe aussi ailleurs, dans les menaces qui s’ajoutent désormais à la montée en puissance des revendications communautaristes qui contestent l’universalisme des principes de liberté de conscience et d’égalité des droits et devoirs. En d’autres termes, certains voudraient renégocier ces principes fondateurs et en venir à des droits différenciés selon les origines. Ainsi l’égalité entre hommes et femmes pourrait-elle être relativisée en fonction des appartenances religieuses! Au nom du droit à la différence, on en viendrait à la «différence des droits», selon l’expression du philosophe Régis Debray. Ces débats n’en sont plus au niveau théorique. Ils sont posés dans les écoles, les services publics, les prisons, la justice, les transports, les crèches, les universités, les entreprises… et en premier lieu par des femmes qui veulent vivre libres et ne pas devoir se soumettre au diktat de communautaristes religieux, toujours des hommes!

Il nous faut affirmer fièrement notre attachement indéfectible aux principes de liberté, d’égalité et de laïcité et nous donner les moyens de les faire vivre.

© Cécile BertrandLe Comité Laïcité République a récemment pris une position très ferme sur la question de l’islamophobie à laquelle d’aucuns voudraient réduire la laïcité…

La question, très sensible, a pris une place centrale en France au cœur des enjeux politiques après les attentats barbares de 2015. L’extrême droite cherche à instrumentaliser les peurs et à stigmatiser tous les musulmans. Rappelons que l’immense majorité d’entre eux souhaitent vivre comme des citoyens parmi les autres, avec les mêmes droits et devoirs. Et que dans le monde, les musulmans sont les premières victimes de ce qu’il convient d’appeler par son nom: «l’islamo-fascisme». À gauche, on est souvent gêné par ces questions, de peur d’être qualifié de raciste. Mais l’attitude qui consiste à nier l’aggravation de la déchirure culturelle qui accompagne la fracture sociale est aussi lourde de périls. Le déni de la réalité ne permet pas de lutter contre l’extrême droite. Il fait son lit. Car le fossé se creuse entre le pays réel et les «élites» politiques et médiatiques comme en attestent les sondages. Ainsi s’est mise en place, soutenue par une partie de l’ultragauche, une campagne visant à considérer comme «islamophobe» toute critique de l’islamisme politique alors même que nos pays sont en guerre avec lui! Et, tel l’arroseur arrosé, c’est la laïcité qui s’est trouvée accusée d’être «colonialiste» et «raciste». Ce sont ses défenseurs qui, menacés de mort, doivent vivre sous haute protection policière! La confusion qui s’est installée dans les têtes est inquiétante pour nos démocraties. C’est toute l’Europe qui doit y réfléchir vite car tous nos peuples sont désormais concernés au-delà des spécificités constitutionnelles de chacune de nos nations. Pour vivre réellement ensemble, en démocratie, en fraternité, il nous faut affirmer fièrement notre attachement indéfectible aux principes de liberté, d’égalité et de laïcité et nous donner les moyens de les faire vivre. Comme disait avec prémonition mon ami Charb, le directeur de Charlie Hebdo assassiné en janvier 2015 par les barbares: «J’ai moins peur des extrémistes religieux que des laïques qui se taisent…»

 


(1) Dernier ouvrage paru: Ils ont volé la laïcité!, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2012, 224 pages.

(2) Loi française de 1959 qui porte le nom de Michel Debré et instaure un système de contrats entre l’État et les écoles privées.

(3) Loi de 1977, qui complète la loi Debré en conférant aux enseignants du privé les mêmes avantages sociaux qu’à ceux du public, mais en réaffirmant la liberté des chefs d’établissement de choisir leurs équipes.

(4) Loi de 2009 tendant à garantir la parité de financement entre les écoles élémentaires publiques et privées sous contrat d’association lorsqu’elles accueillent des élèves scolarisés hors de leur commune de résidence.