Quand on désire modifier une Constitution, on estime que l’enjeu est suffisamment important pour ne pas se contenter d’adopter une loi ordinaire: on pense qu’il est nécessaire de placer la modification dans un texte de rang supérieur. Ce choix a bien entendu une signification symbolique: la Constitution nous rassemble tous en tant que citoyens, par-delà nos différences.
La Constitution, c’est le texte de base incarnant le pacte social. Ce document est considéré comme tellement important que tous les pays de démocratie constitutionnelle l’ont rendu à dessein difficile à modifier: dans la mesure où il affirme les valeurs de base de l’ordre politique, il ne faut pas que l’on y touche pour des raisons futiles ou partisanes, par exemple à l’occasion d’un changement de majorité après des élections législatives. Des majorités spéciales, c’est-à-dire plus importantes que le «50 % plus une voix», sont donc requises. C’est dire aussi qu’un changement constitutionnel ne peut refléter les positions d’une partie de la société contre une autre: il y faut un consensus assez large.
L’antiterrorisme comme combat transcendant
En ce qui concerne les raisons mêmes de cette modification projetée, il s’agit à n’en pas douter de la volonté de lutter contre la radicalisation islamiste qui a notamment engendré les attentats de Paris et de Bruxelles, actes terroristes dont les auteurs étaient pour la plupart originaires de Molenbeek. On ne niera pas que la lutte contre ce terrorisme aveuglément meurtrier soit d’intérêt vital, qu’elle mette en jeu des valeurs fondamentales, et que par conséquent elle puisse déboucher sur des modifications constitutionnelles: un tel combat transcende ou devrait transcender les oppositions –par ailleurs normales en régime de démocratie pluraliste.
Mais que modifier? Comment réaffirmer ou affiner des valeurs fondamentales si l’on veut qu’une telle référence serve à quelque chose? À quoi sert donc un texte constitutionnel? Inscrire une disposition dans la Constitution et non dans une simple loi ou dans un règlement de l’exécutif, qu’est-ce que cela change?
Au sommet de la hiérarchie des normes, la loi fondamentale
Du temps où je faisais mes études de droit, la Constitution belge possédait à certains égards une valeur symbolique, dans la mesure où sa supériorité de principe par rapport aux lois ne pouvait être sanctionnée par une Cour: la crainte d’un «gouvernement des juges» était alors prédominante, liée au risque que des magistrats non élus prennent le dessus sur des parlementaires ayant passé l’épreuve du suffrage populaire. Mais la Belgique a suivi dans la seconde partie du XXe siècle le mouvement général des grandes démocraties en instaurant une Cour constitutionnelle (d’abord appelée Cour d’arbitrage). Cette juridiction a acquis une puissance et une légitimité considérables. La conséquence en fut que l’inscription d’une règle dans la Constitution possède, outre sa valeur symbolique, une signification juridique effective et qu’un juge constitutionnel pourrait dans certaines conditions invalider une loi qui lui serait contraire.
Et la laïcité dans tout ça?
Cela dit, une question de taille se pose: on admet que la lutte contre la radicalisation islamique possède une signification transcendant les oppositions idéologiques et le choc habituel des intérêts, et qu’elle a donc en principe vocation à trouver un «prolongement» constitutionnel: mais pourquoi, et en quel sens, la relier à la laïcité?
On notera immédiatement que, dans notre pays, les «laïques», du moins ceux qui sont «organisés», constituent une partie du spectre idéologico-religieux: en ce sens, il est tout à fait légitime d’être laïque, mais la laïcité ne peut –et n’a aucune chance de– placer dans la Constitution, qui est l’affaire de tous, une notion qui ne recueillerait pas l’adhésion des autres composantes de la société plurielle. Chacun reconnaîtra que la lutte contre le terrorisme djihadiste doit rassembler les courants différents de la société belge. Bien sûr, les divergences d’opinions sont légitimes et même fécondes, mais la seule chance de réussite du combat contre le terrorisme repose sur la formation d’un large consensus.
En quoi une référence à la laïcité pourrait-elle constituer un élément de réponse à la radicalisation terroriste, et en quoi serait-elle susceptible de figurer dans la Constitution?
Il nous faut donc poser la double question de base: en quoi une référence à la laïcité pourrait-elle constituer un élément de réponse à la radicalisation terroriste, et en quoi serait-elle susceptible de figurer dans la Constitution? Les laïques belges ont souvent tendance à prendre la laïcité française comme un modèle, voire un idéal. Ils approuvent la séparation des Églises et de l’État, qui se manifeste de façon exemplaire par l’absence de subvention des cultes et l’absence de cours de religion à l’école publique. Mais ils sont également favorables –et ce point nous rapproche de notre sujet– à un non-subventionnement des écoles confessionnelles. Concernant cette question, les Français qui, depuis la loi Debré de 1959, subventionnent les écoles privées sous contrat (en grande majorité catholiques), ne leur seront pas d’un grand secours. Et relancer une guerre scolaire au nom d’une conception cohérente de la laïcité, c’est-à-dire tenter de mettre en application le principe «à l’école publique les fonds publics, à l’école confessionnelle les fonds privés» n’apparaît pas souhaitable, même à ceux qui, comme moi, trouvent qu’il s’agit, dans l’abstrait, d’une bonne idée. En effet, nous avons besoin d’unité dans la lutte contre l’intégrisme djihadiste, et c’est de toute façon la condition d’une modification constitutionnelle.
Envisagerait-on alors la laïcité comme un principe très large impliquant la neutralité de l’État, la liberté de conscience et la non-discrimination en matière d’orientations «spirituelles»? D’abord, ces valeurs-là se trouvent inscrites dans la Constitution belge, mais également, par exemple, dans la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil de l’Europe et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui a force obligatoire depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Ensuite, c’est souvent au nom d’une conception démesurée de la liberté de conscience que les régressions religieuses se présentent sous une forme apparemment acceptable, par une stratégie que j’ai appelée la rhétorique du «loup dans la bergerie».
Bref, ni la laïcité à la française, ni la laïcité organisée à la belge, ni encore une conception très large de la neutralité de l’État ne font vraiment l’affaire: on ne voit pas en quoi leur introduction dans la Constitution répondrait à la question de la radicalisation islamiste et du terrorisme aveugle.
Le primat de la loi civile, une haute idée de la laïcité
Une seule voie reste ouverte, et elle vaut la peine d’être quelque peu frayée. Nos conquêtes sont fragiles et menacées par un conservatisme religieux d’un autre âge qui trouve son incarnation la plus pure et la plus effrayante dans les doctrines salafistes, ou dans celles du wahhabisme saoudien qui en est très proche. Ces conceptions identifient à Satan tout ce que nous chérissons en matière de progrès: l’égalité de l’homme et de la femme, la liberté scientifique, le droit de ne pas croire, la non-discrimination des homosexuels, le droit à l’avortement et à l’euthanasie, la lutte contre l’antisémitisme et le «plus jamais ça». Elles préparent le terrain au djihadisme en provoquant une rupture mentale radicale avec les valeurs de la démocratie contemporaine. Ces valeurs, les laïques belges les ont défendues contre vents et marées. Des catholiques progressistes les ont accompagnés, mais leur hiérarchie se montre bien plus réticente. Il reste que, depuis Vatican II, l’Église accepte –avec certaines réticences– le primat de la loi civile, et en tout cas la fin du théologico-politique.
Il serait souhaitable de réaffirmer le primat de la loi humaine des démocraties constitutionnelles sur toute prétendue «loi divine».
Face au péril de la radicalisation, face à ceux qui font prévaloir avec une intransigeance fanatique la supériorité supposée de leur Dieu sur la loi humaine du demos, il serait souhaitable de réaffirmer l’exact contraire: le primat de la loi humaine des démocraties constitutionnelles sur toute prétendue «loi divine». Cette dernière ne possède de légitimité que librement acceptée par ceux qui s’y réfèrent, dans le respect de la Constitution et des lois. Dans un tel esprit, il serait souhaitable que notre loi fondamentale affirme de façon claire et nette cette haute idée de la laïcité, partagée par tous les démocrates, et surtout que les législations, la jurisprudence, les pratiques éducatives et l’action de la société civile relaient dans la vie réelle une telle fidélité réaffirmée au principe du primat de la loi civile. Alors nous aurions peut-être fait un tout petit pas en direction d’une société sans terreur.