Espace de libertés – Juin 2016

Être une femme en Tunisie en 2016


International
En 2016, la condition des femmes en Tunisie est loin d’être de tout repos. Elles doivent lutter continuellement contre les inégalités socio-économiques et contre toutes les formes de violences et de discriminations, montrer qu’elles sont aussi capables que les hommes et faire face au regard d’une société masculine qui croit savoir et avoir le droit de décider pour elle.

La Tunisie jouit d’une réputation internationale en matière de droits des femmes. En effet, le Code du statut personnel adopté en 1956 (quelques mois après l’indépendance de la Tunisie), le rôle historique des femmes dans la société et dans la révolution du Jasmin, la lutte des mouvements féministes et la nouvelle Constitution de 2014 sont autant d’éléments qui, combinés, auraient dû renforcer les acquis des Tunisiennes.

Ainsi le texte de 1956 comporte une série de lois progressistes visant à instaurer l’égalité entre l’homme et la femme dans nombre de domaines, il donne à la femme une place particulière dans la société tunisienne, abolissant notamment la polygamie, créant une procédure judiciaire pour le divorce, n’autorisant le mariage que sous consentement mutuel des deux époux, donnant à la femme le droit à l’autonomie économique et bien évidemment le droit de vote. L’article 46 de la nouvelle Constitution, quant à lui, énonce: «L’État s’engage à protéger les droits acquis de la femme, les soutient et œuvre à les améliorer. L’État garantit l’égalité des chances entre la femme et l’homme pour assumer les différentes responsabilités et dans tous les domaines. L’État œuvre à réaliser la parité entre la femme et l’homme dans les conseils élus. L’État prend les mesures nécessaires afin d’éradiquer la violence contre les femmes.»

En réalité, les Tunisiennes font face aux mentalités qui peinent à évoluer, à l’absence de débat public sur des questions considérées comme taboues, telles que la sexualité ou les rapports homme-femme, à une volonté politique balbutiante, au vide ou au flou juridique, à la dégradation de l’image des femmes dans les médias et au manque de prise en compte par la société, dans son ensemble, des défis auxquels font face les femmes.

Quelle valeur pour une révolution, si elle ne change pas les mentalités? (1)

Entre acquis et régressions

Dans ce contexte en 2016, être une femme en Tunisie, c’est souffrir du sexisme, être victime de harcèlement moral et sexuel, de violences conjugales et d’autres types d’agressions liées au fait d’être femme. Malgré les avancées en termes de libéralisation de la parole depuis la chute de Ben Ali, l’espace public est encore un endroit hostile pour les Tunisiennes qui subissent un phénomène grandissant de harcèlement de tout type, notamment dans la rue. D’après le Centre de recherche, de documentation et d’information sur les femmes (CREDIF), la violence à l’égard des femmes est en nette évolution; une femme sur deux serait victime de violence dans l’espace public. Dans une vidéo réalisée par les associations Chouf et Chaml, intitulée «60 ans d’indépendance et nos corps sont toujours colonisés», des femmes révèlent les commentaires sexistes, misogynes et autres propositions malsaines qu’elles entendent dans la rue. «Ils l’ont violée? Elle l’a cherché. T’as pas vu comment elle était habillée?», «Tu es une femme, tu resteras toujours sous la responsabilité d’un homme, ton père ou ton mari. Tu ne seras jamais libre», «Si le monde tournait comme il le faudrait, tu serais à la maison en train de t’occuper de tes enfants», «Pourquoi t’es sur les nerfs, t’as tes règles?», «Celle-là est une passe-partout», «Va te marier, reste à la maison et arrête tes conneries», «Tu l’as cherché, personne ne t’a dit de t’habiller en mini», ou encore «Je te baise 17 fois et je ne serai pas lent». Pourtant, ces agressions sont dénoncées par de nombreuses associations, mais le vide juridique, le manque de considération par la société de ce problème comme étant l’expression d’une forme de violence et l’absence de volonté politique font que ces pratiques ne sont pas perçues comme une forme de violence.

Alors, être ou ne pas être une femme en Tunisie?

Malgré tout, les Tunisiennes sont pleinement conscientes des défis qui les attendent: la montée du radicalisme et du terrorisme, la crise socio-économique, le recul des mentalités, la croissance de toutes les formes de violences, etc. Chefs d’entreprise, politiciennes, femmes rurales ou au foyer, artistes, fonctionnaires, entrepreneures, agricultrices, étudiantes toutes s’accordent pour dénoncer leur situation précaire et ce à différents niveaux: les violences et discriminations en tout genre, la faible représentativité des femmes en politique, dans les postes de décision et dans les médias, les inégalités socio-économiques, la régression des pratiques et des mentalités et la perception du rôle de la femme au sens large, etc. Elles ont donc décidé de livrer bataille avec une audace et une ténacité héritées de plusieurs générations de femmes émancipées. Nombreuses sont celles qui, depuis le 14 janvier, se sont engagées dans un «empowerment citoyen» pour renforcer leur pouvoir d’action. C’est dans la vie associative que l’énergie des Tunisiennes se déploie et s’épanouit. Près de 70% des associations nées après la révolution de 2011 ont été créées par des femmes.

Instruites, cultivées, émancipées, jeunes et moins jeunes, mères de famille ou adolescentes, les Tunisiennes revendiquent leurs droits dans tous les domaines malgré un État et une société rétifs au changement. N’en déplaise à leurs homologues masculins! Battantes, ces femmes ont des ambitions: devenir médecin, avocate, agricultrice, ingénieur aéronautique et pour y arriver, elles osent agir malgré la pression familiale et sociale. Pour ce faire, elles investissent l’espace public, qui reste largement dominé par les hommes, en faisant de l’éducation, de la culture, de l’esprit critique, de la justice de genre, de l’action citoyenne, du droit et de l’histoire, les maillons forts de leur mobilisation.

Enfin, n’oublions pas que l’histoire a déjà donné raison aux Tunisiennes. Alors, même si c’est un parcours du combattant que d’être femmes en Tunisie, elles ont choisi de relever le défi, aussi colossal soit-il, et de donner à la révolution du Jasmin un ancrage historique à la fois social, politique et culturel.

 


(1) Dorra Mahfoudh, sociologue et militante féministe.