Espace de libertés – Juin 2016

Désobéir: un impératif face à l’injustice


Libres ensemble
À l’heure où se multiplient les occupations de places publiques, les actions de solidarité avec les sans-papiers, les opérations d’auto-réduction dans les supermarchés et les blocages de centrale nucléaire, d’aucuns s’interrogent: la désobéissance civile est-elle légitime en démocratie?

Afin d’aborder ce problème épineux, précisons d’abord que toute forme de désobéissance n’est pas «civile». La délinquance, le terrorisme ou la corruption ne s’inscrivent pas dans cette catégorie. La désobéissance civile désigne une action politique, publique, collective, non-violente et extralégale. Partant, la grande question est de savoir si ce type d’actions est acceptable dans un État de droit. En effet, si nous sommes en démocratie et que la loi est donc, comme le disait Rousseau, le produit de la volonté générale, au nom de quoi certains citoyens s’autoriseraient-ils à la transgresser?

Menace ou opportunité?

Il existe trois attitudes différentes face à ce problème de la légitimité démocratique de la désobéissance civile. La première réponse, que l’on peut appeler «conservatrice», discrédite par avance toute action désobéissante. Celles-ci sont accusées d’être anarchiques (elles entraînent la société vers le chaos) et antidémocratiques (elles refusent de se plier à la loi de la majorité). Face aux conservateurs, qui conçoivent donc la désobéissance civile comme une «menace», il existe une seconde réponse, «libérale», qui voit la désobéissance comme une «opportunité» pour la démocratie. Elle permet de corriger les dysfonctionnements de nos institutions politiques.

Mais, dans le fond, les libéraux partagent avec les conservateurs la «crainte du désordre» qui pourrait résulter de telles actions. Par conséquent, ils mettent en cage la désobéissance civile en lui adjoignant toute une série de conditions: les désobéissants doivent refuser a priori et de manière absolue toute forme de violence (même contre les objets), ils doivent plaider coupable au tribunal et accepter la sanction juridique qui découle de leur acte, ils ne peuvent désobéir qu’après avoir essayé tous les moyens légaux d’obtenir gain de cause, ils ne doivent pas remettre en cause le système mais seulement un de ses aspects ponctuels, etc. Ces conditions sont tellement strictes qu’elles en viennent à vider la désobéissance civile de toute portée pratique. C’est une façon de domestiquer son potentiel subversif. Si l’on s’en tient à ces critères (énoncés par des universitaires libéraux comme John Rawls ou Jürgen Habermas), les campagnes menées autrefois par Gandhi et Martin Luther King, ou aujourd’hui par les Faucheurs d’OGM et les Déboulonneurs, sont absolument illégitimes.

Un impératif!

Par conséquent, il existe une troisième approche, que j’appelle «désobéissante» parce qu’elle vient des écrits et des discours des grands précurseurs de la désobéissance civile: Henry David Thoreau, Gandhi et Martin Luther King. Selon eux, la désobéissance civile est constitutive de la démocratie. Il ne s’agit pas seulement d’un «droit», que nous devrions utiliser avec une extrême parcimonie, mais d’un «impératif», qui exige de nous que nous affrontions de manière systématique toute loi injuste, voire le système juridico-politique dans sa globalité si c’est de lui que viennent les injustices. Dans cette perspective, la désobéissance civile n’est pas vue comme une entorse à la démocratie mais comme l’une de ses composantes essentielles.

I have a dream... Martin Luther King le jour de son célèbre discours en faveur des droits civils, le 28 août 1963.Les décideurs politiques et économiques, ainsi que la plupart des éditocrates, présentent ceux qui font acte de désobéissance civile comme de dangereux agitateurs. Les militants, qu’ils soient syndicalistes, écologistes, altermondialistes ou autres, sont qualifiés de «délinquants», de «criminels», voire de «terroristes». La répression policière et les sanctions judiciaires se multiplient. Cette criminalisation des mouvements sociaux a un objectif évident: préserver par la force un ordre social fondamentalement injuste et dont la légitimité s’effrite de jour en jour.

Les citoyens exemplaires ne sont pas ceux qui se plient aveuglément aux lois en vigueur mais ceux qui exercent leur jugement critique et désobéissent.

Dans ce contexte, la désobéissance civile n’est pas une menace pour la démocratie mais constitue au contraire sa condition de possibilité. Une démocratie vivante respire grâce à la dynamique insufflée par les actions de contestation. Les citoyens exemplaires ne sont pas ceux qui se plient aveuglément aux lois en vigueur mais ceux qui exercent leur jugement critique et désobéissent lorsque la situation l’exige. La citoyenneté n’est pas un statut juridique mais une action politique. La figure du citoyen est bien mieux incarnée par les sans-papiers du bâtiment et du nettoyage qui se mettent en grève pour obtenir leur régularisation que par ceux qui exploitent cyniquement cette main-d’œuvre docile et bon marché.

Désobéir pour démocratiser

Ceci indique la désobéissance civile n’est pas qu’une stratégie d’action. Elle porte en germe toute une philosophie, une vision du monde et de la démocratie. La démocratie n’est pas un ordre des choses fixé une fois pour toutes. Si on la fige dans le marbre, elle risque vite de dépérir. La démocratie n’est pas un état mais une dynamique, elle n’est pas un donné mais un mouvement. Il n’y a de démocratie que comme démocratisation, c’est-à-dire comme aspiration et impulsion vers davantage de démocratie. Cette dimension utopique de la démocratie suppose qu’on n’en a jamais fini de se battre pour accroître la liberté – qui n’est pas absence de limites mais autolimitation –et pour intensifier l’égalité– qui n’est pas uniformité mais lutte contre les asymétries. La démocratie est un horizon qui s’éloigne de nous à mesure qu’on s’en approche. Ainsi, parallèlement aux institutions établies, la démocratie inclut aussi des actions de désobéissance à ces institutions, afin de les améliorer ou de les remplacer par de nouvelles, plus conformes au projet et aux valeurs démocratiques.

La démocratie est prise dans cette tension indépassable entre institutions et contestation, entre stabilité et conflictualité, entre ordre et désordre, entre obéissance et désobéissance. Elle évolue dans un fragile équilibre entre ces couples de contraires. Cette situation est parfois inconfortable mais elle est le prix à payer pour une existence démocratique. Entre la liberté et la tranquillité, il faut choisir, disait Thucydide.