Espace de libertés – Juin 2016

Nuit debout ou l’utopie d’une démocratie participative?


International
Le mouvement est né le 31 mars dernier, à Paris, suite aux manifestations contre le désormais célèbre projet de loi El Khomri réformant le travail. Très vite, les manifestations ont cédé la place à une mobilisation plus ample, moins ancrée dans l’actualité: c’est le début du phénomène Nuit debout, qui depuis, réunit chaque soir des jeunes héritiers du mouvement des Indignés. Et si le mouvement fait des émules internationales, reste une grande question: quel est son avenir?

Nuit debout fait débat. Car le mouvement s’inscrit dans la lignée d’autres initiatives participatives, à commencer par celles apparues le 15 mai 2011 en Espagne, dans le sillage des manifestations anti-austérité et largement inspirées par l’opus de Stéphane Hessel, Indignez-vous!. En Espagne, le prolongement sera politique, avec la création du parti Podemos. L’idée est dans l’air. Au Portugal, Geraçao, le mouvement des jeunes précaires voit le jour, en pleine crise bancaire européenne. En Israël, des centaines de jeunes plantent leurs tentes à Tel Aviv pour marquer leur opposition à la crise du logement et à la précarité qui frappent la jeunesse. En 2011 toujours, une manifestation pacifiste devant Wall Street, symbole de la finance internationale et de ses dérives, donnera naissance au mouvement Occupy Wall Street. Ce qui différencie tous ces mouvements de «banales» manifestations, c’est la manière dont ils se déroulent: occupation pacifique de l’espace public, prises de parole spontanées, réunions et infos diffusées grâce aux réseaux sociaux, structures horizontales et absence de leaders.

Les paradoxes de la position du contestataire

Paris en duplex avec Lyon, pour une "résistance audiovisuelle" dont le contenu manque parfois de clarté.Nuit debout s’inscrit dans ce même état d’esprit. Parti d’un mouvement de contestation face à une politique d’austérité de plus en plus inégalitaire, Nuit debout se mue en une vaste agora de citoyens désireux de renouer avec un système plus participatif: certains réécrivent la Constitution française, alors que d’autres dénoncent le capitalisme et ses dérives. Mais malgré son succès et son rayonnement géographique (le mouvement s’étend désormais bien au-delà des frontières de l’Hexagone), Nuit debout doit faire face à un certain nombre de paradoxes. D’abord parce qu’il se veut surtout l’expression d’une «indignation» face à un fonctionnement de société, plutôt que celle d’une revendication bien précise. Mais, comme le souligne Albert Ogien (1): «Le rassemblement est bien sûr le lieu d’un apprentissage politique qui n’a pas d’égal. Mais à trop porter son attention sur les méthodes et l’organisation de l’occupation de place, à trop vouloir mettre en scène les formes radicalement démocratiques du mouvement, celui-ci risque d’omettre de s’interroger sur ses finalités, ses cibles, ses buts.» Le mouvement, pour durer, devrait donc réfléchir aux liens possibles avec le politique. Mais en s’alliant à d’autres forces en présence, comme des organisations syndicales, par exemple, ne risque-t-il pas de trahir ses idéaux? Difficile à la fois de contester un ordre établi tout en y participant… L’autre paradoxe rencontré actuellement par Nuit debout est sa difficulté à toucher les couches sociales les plus défavorisées, notamment les banlieues. Celles-ci semblent ne pas se reconnaître dans Nuit debout. Or elles sont les premières victimes d’un système dénoncé par un mouvement dont la convergence des luttes est pourtant une priorité…

La démocratie participative, impossible à grande échelle?

Mais Nuit debout est aussi un mouvement sans précédent en France –et a fortiori en Belgique– qui s’inscrit dans une volonté de démocratie horizontale. Une belle idée au niveau local, mais plus difficile à réaliser à grande échelle. «Il faut tenir ensemble deux idées qui en réalité n’ont rien de contradictoire», explique Frédéric Lordon dans un entretien pour le journal barcelonais El Critic et publié sur le blog du Monde diplomatique (2). «D’une part la configuration institutionnelle d’une collectivité à l’échelle macroscopique, disons nationale, ne saurait être le simple décalque du modèle expérimenté sur la place de la République. Mais inversement, la Nuit debout illustre en elle-même des principes génériques qui doivent guider l’élaboration d’une configuration institutionnelle globale: subsidiarité maximale, c’est-à-dire la plus grande délégation d’autonomie possible aux niveaux locaux, méfiance à l’égard du potentiel de capture que représente toute institutionnalisation, contrôle serré des représentants et des porte-parole.» Une réflexion qui sous-tend l’importance d’un prolongement politique de l’occupation des places publiques…

Toutes les Nuits debout ont des codes communs, occupent l’espace public et veulent changer le système.

Quel avenir pour Nuit debout?

Si le mouvement ne cesse de s’étendre, la question de son avenir reste néanmoins posée. Il doit éviter l’écueil de Occupy, mouvement «tombé amoureux de lui-même» et qui n’a finalement rien changé en profondeur. Toutes les Nuits debout ont des codes communs, occupent l’espace public et veulent changer le système. Mais au-delà de sa propagation, Nuit debout n’est pas «populaire» au sens premier du terme: malgré sa volonté d’horizontalité, des personnalités d’intellectuels émergent en arrière-plan, comme François Ruffin (3) ou Frédéric Lordon, ce qui explique aussi la difficulté des populations plus précaires à se rallier à un mouvement «intellectualisant» dont le jargon, parfois, leur échappe. Mais le succès international de Nuit debout, dans sa mobilisation contre le capitalisme et la mondialisation, a de quoi réveiller les espoirs des plus sceptiques. De Montréal à Bruxelles, de Manchester à Avignon, en passant par Lyon, Bucarest, Liverpool, Barcelone, Amsterdam…, les appels aux rassemblements internationaux le 15 mai (Global Debout), en référence à la date anniversaire de la création du mouvement des Indignés en Espagne, ont été lancés (4)… Avec une même priorité: celle de rétablir le lien entre le citoyen et le politique.

 


(1) Albert Ogien a écrit avec Sandra Laugier Le principe démocratique. Enquête sur les nouvelles formes politiques, Paris, La Découverte, 2014.

(2) Frédéric Lordon est économiste et est considéré comme l’un des instigateurs du mouvement Nuit debout.

(3) François Ruffin est rédacteur en chef au journal dissident Fakir, réalisateur de Merci patron! et également à l’origine de Nuit debout.

(4) Pas moins de 266 villes françaises et 130 villes dans 28 autres pays autres ont participé à Global debout le 76 mars dernier.