Espace de libertés – Juin 2016

Pour un préambule constitutionnel


Dossier
Dans les discussions autour du vivre ensemble, on évoque en effet souvent quelque «socle de normes et de valeurs fondamentales» auquel tous devraient adhérer, sans cependant qu’un tel socle ne soit jamais clairement défini. J’ai donc proposé qu’il soit fixé dans un préambule à la Constitution.

Lors de mon audition devant la commission de révision de la Constitution, l’essentiel de mon propos a été de plaider en faveur de la rédaction d’un préambule constitutionnel, au terme d’un processus de démocratie participative sur le modèle de la Convention constitutionnelle en Irlande en 2012. Comme ma proposition est déjà accessible au public (1) et que l’idée a depuis lors été reprise telle quelle par le Parti socialiste, par la voix d’Elio Di Rupo (2), je voudrais ici m’attacher à montrer pourquoi le concept de laïcité devrait figurer dans un tel préambule, plutôt que dans le texte même de la Constitution.

Neutralité à la belge et laïcité à la française

Il me paraît tout à fait insuffisant de définir le «caractère de l’État» par la «séparation» entre religions et État. Classiquement, on oppose la neutralité de l’État belge à la laïcité de l’État français. Dans le premier cas, la séparation serait à l’avantage des religions, la neutralité de l’État belge garantissant l’expression des convictions religieuses et le libre exercice des cultes, que l’État, à cette fin, reconnaît et finance. Dans le second cas, la séparation serait à l’avantage de l’État, la laïcité prétendant reléguer les religions dans la sphère privée, laissant aux institutions de la «République» (au premier chef, l’école) l’animation de l’espace public.

Selon que l’on mette l’accent sur l’un ou l’autre principe, on dira soit que «le politique n’a pas à se mêler du religieux» (neutralité), soit que «le religieux n’a pas à se mêler de politique» (laïcité). Observons toutefois le paradoxe: c’est dans le pays où l’on affirme que le politique ne doit pas se mêler du religieux qu’il le finance (Belgique), et c’est dans le pays où l’on affirme que le religieux ne doit pas se mêler de politique que les associations religieuses interviennent avec le plus de virulence dans les débats publics (comme on l’a vu en France lors du «mariage pour tous»).

Au-delà de la séparation, le «primat» de l’État

Ce schème de la séparation induit l’illusion d’une sorte d’égalité entre l’État et les religions, comme si chacun était maître chez soi, dans une sphère qui lui serait propre. Or, c’est faux. Le partage des rôles entre l’État et les religions, c’est l’État qui le fixe. C’est lui qui détermine la place du religieux dans la société, à partir de principes supérieurs qu’il pose et impose à tous. Selon une expression bien connue, «la neutralité n’est pas neutre». S’il y a bien une chose qui mériterait d’être affirmée, c’est en effet que la loi positive prévaut sur toute prescription religieuse ou philosophique. Ce principe n’est énoncé clairement qu’une seule fois dans la Constitution, à l’article 21 qui affirme la préséance du mariage civil sur le mariage nuptial.

L’égale liberté de conscience (de croire ou de ne pas croire) n’est possible que dans un espace commun qui n’est pas saturé par les croyances.

Le primat de l’État signifie deux choses. D’abord, que c’est l’État qui fixe les limites légitimes à l’expression des religions. Car la religion, dans une société sécularisée et démocratique, ce n’est pas en tout lieu et à toute heure. L’égale liberté de conscience (de croire ou de ne pas croire) n’est possible que dans un espace commun qui n’est pas saturé par les croyances. Ensuite, que l’État doit veiller à ce que les pratiques et les discours religieux ne soient pas vecteurs de violence, d’intolérance et d’obscurantisme. C’est tout le débat autour de l’islam de Belgique ou d’Europe –qui est l’affaire des musulmans eux-mêmes, certes, mais que l’État peut et doit encourager (3); question d’ordre public et d’organisation du vivre ensemble. Ce n’est pas de formater la conscience religieuse qu’il s’agit, mais bien, au contraire, de lui offrir un environnement permettant son épanouissement et son émancipation. Je viens de parler de l’islam, mais il y aurait beaucoup à dire sur les tentations rétrogrades d’autres religions –catholique, orthodoxe, protestante… «Primat» de l’État, donc, et non simplement séparation de l’État et des religions.

Pour une neutralité exclusive

Quant à la notion de neutralité, l’inscrire dans la Constitution serait sans doute utile, mais nullement indispensable, puisqu’elle est déjà présente dans plusieurs de ses articles (notamment 10 et 11, 19, 20 et 21) ainsi que dans de nombreux décrets, arrêtés et circulaires ministérielles, et dans une jurisprudence abondante et constante du Conseil d’État. Par contre, notre pays n’a toujours pas tranché entre neutralité «exclusive» (abstention de toute expression convictionnelle) et neutralité «inclusive» («pluralisme actif» des institutions). Ce flou est assurément néfaste, engendrant de l’arbitraire et des frustrations. Je suis, depuis des années, partisan d’une clarification normative –et je me suis exprimé très clairement en faveur de la neutralité exclusive, donc de l’interdiction des signes religieux dans la fonction publique.

Si je suis donc plutôt favorable à l’inscription de la neutralité dans le texte constitutionnel proprement dit, il me semble par contre que la notion de laïcité trouverait davantage sa place dans un préambule. En effet, alors que la Constitution énonce des normes, un préambule énonce des valeurs. Or, faire de la laïcité une norme à proprement parler me paraît illusoire, car si l’on entend la notion dans l’acception précise qu’elle a en France, il faudrait alors, en cascade et a minima, modifier l’article 24 sur la liberté de l’enseignement (et abroger le Pacte scolaire) et mettre fin au financement des ministres du Culte et des lieux de culte. N’entrons même pas dans le débat de savoir si c’est souhaitable: il n’y aura assurément pas de majorité qualifiée pour aller en ce sens.

C’est sans doute l’endroit adéquat pour affirmer ce qu’est la laïcité comme valeur fondamentale donnant tout leur sens à la neutralité et à l’impartialité

La laïcité en guise d’avant-propos

Par contre, énoncer la laïcité dans un préambule me paraît judicieux pour deux raisons. Premièrement, c’est sans doute l’endroit adéquat pour affirmer ce qu’est la laïcité comme valeur fondamentale donnant tout leur sens à la neutralité et à l’impartialité qui définissent, elles juridiquement, le caractère de l’État. Le préambule que j’appelle de mes vœux pourrait ainsi comporter une phrase telle que «l’État est neutre et impartial. Il respecte le principe de laïcité, entendu comme primauté de la loi de l’État sur toute autre forme de prescription, notamment religieuse ou philosophique». Deuxièmement, la laïcité est elle-même indissociable d’autres valeurs qui ont aussi toute leur place dans un préambule: l’égalité devant la loi de tous les citoyens, la non-discrimination, la justice, la solidarité, la liberté de conscience, d’expression et de réunion, l’intégrité physique et morale, l’intérêt général (assuré par des services publics de qualité), la citoyenneté active, etc. Cette liaison entre la laïcité et les valeurs d’égalité, de liberté et de civilité est indispensable pour éviter ce que nous voyons tout autour de nous, à savoir son instrumentalisation dans un sens sécuritaire et identitaire de plus en plus nauséabond.

Car notre démocratie n’est pas menacée par l’islam ou le religieux, mais avant tout par le manque de confiance des citoyens dans l’État. Ceux-ci ont besoin de clarté normative et de projet mobilisateur. C’est pourquoi la Constitution doit surtout gagner en lisibilité et en force d’adhésion. La laïcité peut y aider.

 


(1) «Pour la rédaction d’un préambule constitutionnel», texte initial disponible sur www.edouard-delruelle.be.

(2) «Une convention citoyenne pour définir nos valeurs», dans Le Soir, 26 avril 2016.

(3) Ce à quoi je travaille avec le ministre Jean-Claude Marcourt au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles, via la mise en place d’un Institut de développement des études de l’islam, d’une chaire interuniversitaire d’islamologie pratique, d’une émission concédée sur les médias de service public, etc.