Espace de libertés – Juin 2016

L’enseignement, corollaire de la laïcité constitutionnelle


Dossier
Fixer le mot «laïcité» dans la Constitution ne serait pas sans conséquence sur certains de ses articles. Une révision de celui garantissant la liberté d’enseignement et «le droit à une éducation morale ou religieuse» semble inévitable. (1)

Notre société est basée sur une conception de la politique fondée sur la liberté et l’égalité. Les autorités doivent traiter l’ensemble des citoyens en tant qu’individus égaux. En Belgique, la constitution le garantit: le droit à l’égalité et à la non-discrimination est assuré par les articles 10 et 11, tandis que les libertés sont protégées par de nombreux articles (12, 19, 20, 22, 25-27). Ces principes libéraux démocratiques sont-ils suffisamment ancrés dans la Constitution belge? Il me semble que oui. Serait-il judicieux de les rendre plus explicites, par exemple au sein d’un préambule qui pourrait aussi jouer un rôle en matière d’enseignement, d’intégration et de naturalisation? Certainement. Le concept de «patriotisme constitutionnel» tel qu’avancé par Habermas n’est pas vide de sens.

À tous ceux qui espèrent voir le mot «laïcité» inscrit dans la Constitution belge, je réponds que ce mot ne peut faire bon ménage dans une Constitution qui, par ailleurs, fixe le financement des Églises (art. 181) et l’enseignement religieux ou moral (art. 24). Qui dit laïcité, avec le modèle français en guise d’exemple, ne peut éviter le débat sur ces deux articles. Je me limiterai ici à l’article 24.

Que nous invitions, en Belgique, les Églises et autres confessions religieuses à s’exprimer au sein de l’enseignement officiel est en contradiction avec l’idée de laïcité.

Une contradiction majeure

Que nous invitions, en Belgique, les Églises et autres confessions religieuses à s’exprimer au sein de l’enseignement officiel (et ce, de façon non contrôlée, suite à la séparation entre Églises et État, d’une part, et à la liberté de religion, d’autre part) est en contradiction avec l’idée de laïcité, celle-ci étant d’ailleurs tout aussi inconcevable aux États-Unis.

Indépendamment de la discussion sur la laïcité, il faut revoir l’article 24 pour deux raisons (2). Premièrement, l’enseignement confessionnel n’a pas sa place dans une Constitution qui ne mentionne par ailleurs ni la biologie, ni la géographie, ni l’histoire, ni même l’enseignement des langues… mais oblige tout de même les écoles officielles à proposer des matières religieuses ou morales. Au-delà d’être l’empreinte institutionnelle de l’État, la Constitution sert en premier lieu à protéger les droits fondamentaux universels, et non à tenir certains règlements (et intérêts) politiques concrets à distance du processus de décision démocratique. Deuxièmement, l’article 24 est en contradiction avec la logique administrative belge. Les communautés sont autonomes en matière d’enseignement et possèdent chacune un réseau scolaire, un ministre et ministère de l’Éducation et des décrets qui leur sont propres. Pourtant, il est impossible de mener un débat politique démocratique au sujet des matières religieuses et morales, puisque celles-ci sont gravées dans la Constitution belge…

© Cécile Bertrand

L’enseignement et ses enjeux démocratiques

Outre un préambule, il est aussi primordial de réfléchir à la manière de transmettre aux jeunes les principes démocratiques dans le cadre scolaire. Nous ne naissons pas démocrates. Il n’existe pas de gène de la démocratie. Il nous faut montrer l’exemple, expliquer et apprendre aux jeunes ce qu’elle signifie. Nous débattons sur les normes et valeurs devant être transmises aux demandeurs d’asile et aux nouveaux arrivants dans le cadre des cours d’intégration à «orientation sociale». Mais le plus grand groupe de nouveaux arrivants dans notre société est celui formé par nos propres enfants. Nous ne faisons presque rien à leur égard. La démocratie et la citoyenneté sont rarement ou peu mentionnées dans les objectifs fixés pour les différentes matières scolaires. Le résultat: la moyenne des jeunes de 18 ans ne sait ni ce que signifie la séparation entre Églises et État, ni pourquoi la neutralité de l’État et la liberté d’expression sont si importantes.

Nous savons que plus de la moitié des musulmans dans notre communauté n’a aucune idée de la manière dont la sharia, loi divine, se positionne par rapport à la loi démocratique. Mais qui, un jour, leur a expliqué? Nous savons que dans les villes et les écoles, la vie commune est caractérisée par un manque de confiance entre musulmans et non-musulmans, une méconnaissance de l’autre, des préjugés problématiques et une expérience réduite en matière de débats religieux et culturels.

Du côté francophone, on a décidé de changer les choses. Les heures consacrées à l’enseignement de la religion et de la morale sont divisées par deux (une heure hebdomadaire au lieu de deux), et l’heure ainsi libérée est dédiée à un cours de philosophie et de citoyenneté. Les élèves ayant demandé une dispense pour les cours de religion et morale recevront un encadrement pédagogique alternatif. En Flandre, les élèves dispensés sont livrés à eux-mêmes, et il faudra attendre les conclusions du débat sur la connaissance des religions, la citoyenneté, la diversité, la vie commune, la formation morale et philosophique…

Réforme constitutionnelle: démocratie et droits humains au programme

Concrètement, je propose de supprimer les enseignements religieux et moraux de l’article 24 de la Constitution, et de remplacer ce passage par: «Toutes les écoles reconnues par l’une des communautés proposent, jusqu’à la fin du parcours scolaire obligatoire, un enseignement consacré aux droits de l’homme, aux principes fondamentaux de l’État de droit libéral belge et à la vie en communauté dans toute sa diversité sur base des droits fondamentaux, de la liberté, de l’égalité, de la réciprocité et de la solidarité.»

Les réticences actuelles des autorités et du secteur scolaire sont inopportunes. La société a le droit d’interpeller chaque citoyen au sujet de ses principes fondamentaux. Dans ce contexte, Martha Nussbaum parle même d’un «enseignement du patriotisme» permettant non seulement d’apprendre à penser de manière démocratique et critique, mais aussi de faire preuve de respect et d’amour pour la culture politique nationale et l’espace commun dans lequel s’expriment les valeurs de liberté et d’égalité (3). À une époque où l’immigration, la globalisation, l’individualisation et la disparition des liens sociaux traditionnels sont au cœur du débat, il serait judicieux de protéger et d’enseigner les valeurs fondamentales démocratiques et la culture politique nationale historique sur lesquelles s’appuie notre société. En outre, au-delà de simplement expliciter les valeurs démocratiques dans un préambule à la Constitution, il faut les transmettre au cadre scolaire. Nous en sommes redevables à nous-mêmes, à nos enfants et à notre société.

 


(1) Ce texte est une version largement écourtée du discours tenu par Patrick Loobuyck le 16 mars 2016 lors de son audition à la commission des réformes institutionnelles de la Chambre.

(2) Patrick Loobuyck, «L’enseignement de la religion et de la morale dans la Constitution vu de Flandre: réflexion critique et proposition constructive», dans Jean Leclercq (dir.), Morale et religions à l’école? Changeons de paradigme, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2015, pp. 175-191.

(3) Martha Nussbaum, «Teaching Patriotism: Love and Critical Freedom, dans The University of Chicago Law Review, vol. 79:1, hiver 2012, pp. 215-251.