Retour sur le séisme culturel déclenché par le populiste Pim Fortuyn. Quinze ans plus tard, les Pays-Bas se cherchent toujours.
C’était il y a bientôt quinze ans. Pim Fortuyn, un sociologue néerlandais aux allures de dandy, boutait le feu au modèle multiculturel néerlandais. Désigné tête de liste du parti Leefbaar Nederland en vue des élections législatives de 2002, il déclarait au Volkskrant que le pays était «plein» («Nederland is vol»). À l’entendre, seize millions d’habitants, c’était un nombre suffisamment élevé, l’accueil annuel de 40 000 demandeurs d’asile était une politique sans lendemain, l’immigré –s’il ne fallait pas l’exclure– devait être absolument intégré… Ces propos firent scandale. Leefbaar Nederland débarqua Fortuyn qui constitua son propre attelage, la Lijst Pim Fortuyn (LPF). Leefbaar fit cependant sécession à Rotterdam où, gardant Fortuyn comme leader, il devint le premier parti de la ville après trente ans de domination travailliste.
L’assassinat du populiste néerlandais le 6 mai 2002 à Hilversum n’eut pas pour seule conséquence politique de booster la Liste Pim Fortuyn lors des élections législatives qui suivirent. Son assassin, Volkert van der Graaf, un militant d’extrême gauche versé dans la défense de la cause animale, expliqua avoir commis son geste pour «protéger les musulmans». Selon lui, Fortuyn les avait «désignés comme boucs émissaires». Il «visait les groupes les plus vulnérables» pour «en tirer parti» sur le plan électoral, affirma Van der Graaf. Ce procès d’intention, Fortuyn l’avait rejeté de son vivant, estimant que la liberté d’expression était plus importante à ses yeux que l’interdiction de discriminer.
Pim Fortuyn n’a jamais lancé d’attaques basées sur la «race», mais il est clair qu’il mettait en cause l’islam, les différences culturelles et la volonté de non-intégration qui, selon lui, en découlait. L’onde de choc provoquée par sa mort, puis par celle du satiriste Theo van Gogh en 2004, conduisit à des débats enflammés sur l’immigration, les rapports d’une société moderne à l’islam, le multiculturalisme et l’avenir du modèle social. Des débats dans lesquels tous les grands partis allaient s’engouffrer. Les Pays-Bas, le «pays guide» qui s’était jusque-là imaginé être le parangon de la tolérance multiculturelle, se découvrait plus indifférent que bienveillant. À trop laisser faire, il avait permis qu’un islam fermé et défiant vive à ses côtés.
Critique de l’Europe bureaucratique
Pim Fortuyn n’a été que le détonateur de la bombe culturelle qui sommeillait sous les bases de l’édifice néerlandais. «Il a, en fait, accéléré la crise qui ravageait les partis traditionnels depuis des années. Il a pulvérisé le centre et révélé que, tant à gauche qu’à droite, existait un électorat hostile à la mondialisation et à ses conséquences négatives. Un électorat hostile à l’Union européenne, coupable à ses yeux d’accepter, voire de symboliser, cette évolution», écrivait Le Monde en 2013.
Pim Fortuyn n’a été que le détonateur de la bombe culturelle qui sommeillait sous les bases de l’édifice néerlandais.
Ce rejet d’une certaine Europe se fit particulièrement cinglant lorsque, le 1er juin 2005, les Néerlandais rejetèrent le projet de traité constitutionnel, deux jours après que la France en eut fait autant. Mais pas seulement: La Haye n’eut de cesse de se rapprocher de la vision britannique de l’Europe, laissant à la boîte aux souvenirs ses médailles de père fondateur et traînant des pieds dans l’enceinte du Benelux, au grand dam des Belges et des Luxembourgeois.
Les années ont passé. Geert Wilders, un avatar particulièrement redoutable de Fortuyn, a quelque peu perdu de sa superbe. Libéraux et travaillistes qui forment aujourd’hui la coalition gouvernementale Rutte II s’accordent sur une devise: «Quand l’Europe va bien, les Pays-Bas vont bien.» En réalité, derrière cette posture volontariste, ils restent méfiants à l’égard de «Bruxelles», cette Europe qu’ils jugent bureaucratique et omniprésente. Le discours de l’extrême droite populiste de Geert Wilders et les critiques de la gauche radicale du Socialitische Partij ont laissé des traces dans leurs programmes respectifs. Même les chrétiens-démocrates du CDA prônent une réduction des pouvoirs de l’»eurocratie».
Pim Fortuyn est mort depuis longtemps, l’économie et ses chiffres ont repris leurs droits, et pourtant certains courants intellectuels continuent à demander une discussion publique sur l’»identité néerlandaise», sur les «normes et valeurs» d’un pays censé se noyer dans la grande Europe. Avec le multiculturalisme, cette Europe qui s’est élargie au point de devenir ingérable serait responsable de la dilution des identités et, par réaction, de l’apparition des séparatismes toujours plus virulents qui en menacent les bases.
Les chiffres plutôt que l’islam
Aujourd’hui, même si les esprits se sont apaisés, la méfiance des Néerlandais à l’égard de la construction européenne reste bien présente. Leur approche vis-à-vis du grand ensemble supranational est d’abord utilitariste. Finie la vision idéale de l’Europe qui avait cours au temps du «modèle des polders», dans les années 1990. Les dirigeants néerlandais se montrent réticents depuis belle lurette à l’élargissement de l’espace Schengen, tous partis confondus. Ils ont entraîné derrière eux d’autres pays. Inutile d’ajouter que les attentats parisiens et bruxellois, mais aussi les procès en justice qui démontrent aujourd’hui comment les filières djihadistes ont tiré parti du «gruyère européen», servent ce discours.
Les Pays-Bas semblent avoir retrouvé un peu de sérénité. Geert Wilders et son «islam fasciste», l’ancienne ministre de l’Immigration et de l’Intégration Rita Verdonk jetant à la cantonade qu’il ne saurait être question de se «soumettre» aux normes et valeurs des «allochtones», Ayaan Hirsi Ali jugeant fondamentalement incompatibles la religion islamique et la culture néerlandaise… Rien de tout cela n’a été réglé. La question de la survie économique du pays a en fait pris le pas sur le débat relatif à la place que doit trouver l’islam dans la société néerlandaise.
Le malaise n’en reste pas moins prégnant. Au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, le maire de Rotterdam d’origine marocaine Ahmed Aboutaleb avait lancé à l’intention des intégristes néerlandais: «Si vous n’aimez pas la liberté, pour l’amour de Dieu, faites vos valises et dégagez […] Si vous n’aimez pas ça, ici, parce que des humoristes publient un journal, vous pouvez foutre le camp!» Plus tard, il assènera: «L’islam doit se remettre en question.»