Notre monde commun est parti en fumée, raison pour laquelle nous vivons mal notre présent et nous imaginons des lendemains qui ne chantent pas forcément. Pour sortir de l’impasse, la philosophe et essayiste espagnole Marina Garcés nous invite à retisser les temporalités brisées, avec une approche : celle des « Lumières radicales », titre de son dernier ouvrage.
D’entrée de jeu, dans votre ouvrage, vous affirmez que le monde contemporain s’oppose radicalement aux Lumières. Vous parlez même d’une guerre anti-Lumières. Que voulez-vous dire ?
Nous sommes dans un moment où il y a d’un côté une tendance néoconservatrice qui n’est pas nouvelle et, parallèlement, différentes révolutions de style altermondialiste qui ont eu lieu depuis les années 1990. Nous observons un capitalisme sauvage, mais aussi des orientations néoconservatrices, moralistes, populistes, de droite, qui côtoient un penchant « anti-Lumières », avec un manque de confiance au niveau social et aussi individuel face aux moteurs que sont l’éducation, la culture, etc., par rapport à leur fonction transformatrice et émancipatrice.
Que craignez-vous le plus pour notre futur : la montée des autoritarismes ? Le discrédit dans la science et l’éducation, ou, finalement, tout cela est-il lié ?
Je pense que tout est lié parce que la confiance en la science, par exemple, provient des Lumières, mais on la pose d’une façon très équivoque. Prenons l’exemple de la vaccination dans cette pandémie : on exige de nous une confiance sans questionnement, au péril d’être qualifié de négationniste ou d’anti-science. Et je pense que ce que l’on perd dans cette dualité – pour ou contre la science – c’est précisément ce que les Lumières avaient mis au centre de leurs préoccupations : à savoir l’attitude critique. On peut avoir confiance en la science et se montrer en même temps critique envers les sciences au pluriel, dans la manière dont elles sont érigées. C’est d’ailleurs avoir confiance en la science que de pouvoir participer aux débats épistémologique, social et économique qui la constituent. L’autoritarisme, ce n’est pas seulement une façon de gouverner, c’est la manière de se rapporter au social, à l’éducation, à l’éthique. Ce sont toutes ces positions qui n’admettent pas de critique. Je pense que c’est aussi le reflet d’une situation de longue durée qui ne vient pas de la pandémie, où les sciences sont devenues captives d’une académie très fermée, qui ne dialogue pas avec la société, qui s’enferme dans la compétitivité de ses résultats, en liaison avec l’industrie qui a des intérêts économiques très clairs. Cette double face d’une monopolisation de la science de la part de l’académie et de l’industrie a créé ce manque de confiance d’une société qui voit ce qui se passe dans ces lieux, sans que cela fasse partie d’un débat social, collectif, où la pluralité des visions, des intérêts, deviendrait un problème commun. On se sent comme des petits animaux de laboratoire ou des clients complètement dirigés à consommer des médicaments, des technologies, au lieu d’être des participants.
Vous évoquez un problème de temporalité dans votre livre et le fait que nous pensions que le présent durerait toujours. Or, il serait épuisé, affirmez-vous. Pouvez-vous nous expliquer ?
On nous répète régulièrement que l’on ne sait plus imaginer le futur, si ce n’est de manière catastrophique. En fait, on dirige le problème vers le futur, alors que finalement, on ne sait pas comment se rapporter à notre propre présent. Le futur, c’est l’ombre de notre présent. Et le fait de reporter des attentes, des projets, des idées, des affects et des rapports dans une fiction du temps signifie que l’on a un vrai problème avec notre présent, parce qu’il n’accueille pas nos expectatives de vie. On se sent en danger ou en mode défensif, de survie. Et cela fait épuiser le présent comme temporalité.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?
Il y a beaucoup de facteurs, mais je pense que cette expérience de faire partie d’un projet collectif est devenue problématique, car les projets sont de plus en plus privés ou exclusifs. On ne vit pas seulement dans la survie individuelle, je pense qu’on est au-delà de l’individualisme, dans une bataille pour privatiser la survie. Le monde commun a explosé. Où sont les rapports qui ont du sens, qui répondent aux attentes concrètes de nos vies, qui offrent un futur aux enfants, qui permettent de vivre dans une ville où l’on ne soit pas expulsé parce qu’on ne peut plus payer un loyer ? Même le fait de « faire monde » avec les autres est en train de devenir un bien privé comme les autres. On peut se l’acheter ou on l’a reçu, mais on ne le construit pas comme faisant partie d’un projet collectif. Et cela brise aussi le sens partagé de la temporalité.
Vous le rappelez également, en 1972 déjà, le Club de Rome avait publié un rapport sur les limites de la croissance et du capitalisme. Pensez-vous que c’est le principal problème aujourd’hui et que nous devons d’urgence y trouver des solutions ?
Oui, je pense qu’on a dépassé ce que Marx appelait « la destruction créatrice du capitalisme ». Aujourd’hui, le capitalisme est allé au-delà de son propre paradoxe. Il est devenu directement dévastateur des modes de vie, des ressources, des expectatives, de la socialité. Alors, la promesse d’une vie meilleure nommée développement, notamment dans les années 1990, quand le rapport de Rome a été conçu, cette idée a implosé. Qui croit aujourd’hui au développement ? Seuls demeurent la compétitivité et le fait de savoir qui peut encore prendre le reste des ressources, voilà ce qui mobilise toujours un peu le moteur du capitalisme. Nous sommes entre la guerre et la dévastation. Une guerre qui est continue, avec une forme financière, technologique, belliqueuse, mais aussi sociale. Je pense qu’on en est là.
Est-ce que le rapport de forces ne serait pas le nœud du problème, en fait ?
Un rapport de forces, et aussi un rapport de tendances : c’est comme s’il y avait des forces qui ne sont pas uniquement celles d’une confrontation, mais également des forces de fonctionnement. On est à un moment où la conscience est très partagée, même de la part de gens qui ne seraient idéologiquement pas critiques envers le système actuel. Mais l’on constate que ce n’est pas suffisant, car l’action arrive toujours très tard et trop faiblement. Alors oui, les rapports de forces doivent changer, mais aussi un autre aspect de ce système économique et politique, parce que du système du capitalisme ne découle pas seulement un problème économique, autoritaire, dévastateur : il est également très répressif. Sur n’importe quoi et n’importe qui, de différentes façons, selon les endroits de la planète.
Vous nous dites aussi que nous vivons une époque d’analphabétisme éclairé, car nous savons beaucoup, nous sommes éduqués, mais nous ne pouvons rien. C’est peut-être là que réside le malaise du monde ?
Exactement. C’est une façon d’exprimer cette disproportion entre la connaissance, même la formation dont nous bénéficions dans les sociétés contemporaines, et les possibilités de participation, d’action ou d’intervention. Savoirs et actions ne sont pas en adéquation. C’est contradictoire et cela entache la confiance dans l’esprit des Lumières, dans cette idée que si l’on a accès à l’universel, à l’égalité, à l’éducation, à l’information, à la connaissance, l’émancipation et la transformation sociales iront de soi. À l‘époque actuelle, nous sommes très éclairés, mais très impuissants.
À ce sujet, il y a une phrase marquante à la fin de votre essai qui dit : « Nous devons nous demander comment et pourquoi aujourd’hui on peut faire ce que l’on veut à tant de gens cultivés. » Quelle est votre réponse à cela ?
Je pense que c’est lié à l’expérience historique du grand siècle de notre monde : le xxe, avec l’expérience du racisme, des guerres mondiales, etc. Et ça continue, c’est incorporé dans notre conscience historique. Comme le disait Walter Benjamin, culture et barbarie ne sont pas antagoniques, mais sont l’une dans l’autre. Face à cela, la critique ne doit pas être celle d’un juge affirmant ce qui est bon ou mauvais. Mais une critique éveillée, capable de nous entraîner en amont dans un art de la limite. Pas comme résignation, mais comme condition qui nous enseigne que tout n’est pas possible. Il y a des limites à l’agressivité, à l’épuisement du monde, à bafouer des valeurs, etc. Nous sommes dans un dépassement continu des limites jusqu’à la fin de tout ! C’est une attitude qui même s’il y a beaucoup de savoirs et de connaissances, relève d’un aveuglement cognitif.
Il faudrait donc en fin de compte apporter de l’esprit critique, du libre examen ?
Du libre examen et de l’engagement qui peuvent faire corps et devenir le contraire de ce monde privatisé. On s’enferme dans une bulle, dans le monde privé, parce qu’on ne sait pas ce qu’il va advenir de nous. Mais nous pourrions rendre perceptibles les limites du mode de vie contemporain et en faire la condition pour la rencontre, pour le partage, le rapport à l’autre. Retisser ces temporalités brisées, en pensant les transitions diverses. L’on n’a pas besoin d’un maintenant et d’un après, qui est le schéma de la révolution classique, parce qu’il y a ce momentum entre les deux, avec les transitions possibles entre ce présent de la défaite et le futur. Si l’on fait cet effort sans être dominé par la peur, il y a beaucoup d’éléments à cultiver pour devenir quelque chose de plus intéressant. Il est nécessaire de se demander quelles sont les cartographies des possibles.