Espace de libertés | Avril 2021 (n° 498)

Un virus pour sortir des « Afriques folles » ?


International

Au moment où le monde cherche à sauver le soldat Anthropocène en le vaccinant, on peut se demander si, pour lui permettre de retrouver son patrimoine immunitaire, il ne vaudrait pas mieux stériliser la civilisation capitaliste. La Covid-19, ce « virus fou » dans sa propagation métastasique n’est-il pas la conséquence d’une civilisation qui a perdu la raison ?


Les psychologues reconnaissent que le confinement augmente l’anxiété et génère traumas et troubles au sein de la société occidentale1. Contrairement aux habitants de l’Afrique subsaharienne, les Européens peuvent cependant se poser une question salvatrice  : « Que deviennent nos libertés fondamentales ? » C’est le début pour eux d’une catharsis thérapeutique, impossible tant dans l’Afrique subsaharienne, sous le joug colonial pendant près d’un siècle, que dans l’« Afrique néolibérale »2, prisonnière de sa vision d’un développement non étatique depuis 1980. Comment tirer profit de la critique radicale du néolibéralisme qu’est la Covid-19 si la question qu’on se pose est  : « Qui suis-je en réalité ? »3

Les Afriques : des sociétés folles

L’anthropocène, concept englobant d’une époque synonyme de problème, est d’une grande injustice envers les Suds en général. Il s’agit d’un manque de différenciation des rôles et des statuts dans la destruction du système Terre, alors que l’anthropocène au sens de problématique environnementale est, au moins, une dynamique duale où les hommes et les sociétés dominantes de la civilisation industrielle ne peuvent être mis sur un pied d’égalité avec les sociétés des Suds. Celles-ci ont été cantonnées aux rôles subalternes et à la fonction de combustibles depuis la naissance du capitalisme. Les Afriques ont en général été traitées comme des sociétés folles par la civilisation occidentale.

La folie commença par le fait que les habitants des pays africains ont été considérés comme des marginaux qu’on capture, qu’on enchaîne, qu’on fait voyager dans la cale des bateaux, qu’on fait travailler comme des bêtes de somme et qu’on peut vendre pour trois francs six sous. La « cage virale » dans laquelle l’Occident vit aujourd’hui est un hôtel quatre-étoiles par rapport aux cages et aux chaînes qu’on pouvait voir sur les marchés aux esclaves. L’Afrique, du mercantilisme à la révolution industrielle, a disparu et fait place aux Afriques folles  : ce sont des « fous » que les « normaux » des sociétés occidentales enchaînèrent jusqu’à la fin du xviiie siècle4. La conférence de Berlin de 1884 a été une étape d’institutionnalisation de la folie. Autant le fou est soigné malgré lui parce qu’il ne sait pas qu’il est malade, autant, sans qu’on lui demande son avis, l’Afrique a été divisée, partagée, transformée en zones de libre circulation, de libre-échange, de libre occupation et de libre exploitation par les puissances participantes. Seuls les fous se font soigner à leur corps défendant, parce qu’il n’y a que les « médecins » (les puissances coloniales) qui savent ce qui est bon pour un malade qui s’ignore (l’Afrique précoloniale). Les Afriques folles sont donc celles produites par la balkanisation marchande conforme à l’esprit de Berlin et gérées ensuite de façon privative par la machine coloniale, cet apartheid politique, économique, social et racial qui distingue les « normaux savants » (les colons blancs) des « fous ignorants » (les indigènes).

« Qui suis-je en réalité ? »  : c’est cette question qui empêche les Africains de guérir du traumatisme psychosomatique du processus colonial. C’est avec le renforcement du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le surgissement de la psychanalyse fondée par Freud que la parole des sociétés folles va être prise en considération, tout comme celle du fou en Occident. Mais les « fous nègres », qui crurent que le moment où ils allaient être écoutés était arrivé, ont très vite été réduits au silence des cimetières par les intérêts industrialo-capitalistes et géopolitiques de la guerre froide.

Premier stade du traitement

Fortes de leur puissance, les instances coloniales et internationales ont créé des États africains indépendants en ignorant tout des nations africaines précoloniales. Ces États qualifiés de développeurs devaient soigner les Afriques et les sortir de la pauvreté. C’est là que le bât blesse  : comment la question « qui suis-je vraiment ? » aurait-elle pu trouver une réponse convaincante à partir d’une raison développementaliste ? Ainsi, de 1960 à 1980, cette raison a prouvé, avec la faillite totale de l’État africain développeur, qu’elle était condescendante, contrairement à la raison pure d’Emmanuel Kant  ; qu’elle était blanche parce qu’exécutante au service de la civilisation occidentale  ; qu’elle était prédatrice de l’environnement parce qu’incapable de vivre sobrement comme l’Afrique ancienne et qu’elle était productrice d’humanités subalternes5. Il en résulte « un devenir nègre du monde »6 dont l’évolution aboutit à une « négropôlisation » du continent africain transformé en un ensemble de pays devenus le terrain de jeu du FMI, du capitalisme mondialisé, des grandes puissances occidentales, des multinationales pétrolières et bancaires en course vers d’énormes profits7. La raison développementaliste n’a pas seulement renforcé leur folie. Elle a aussi donné naissance à une Afrique « alienne »8 fictive, habitée par des « hommes-aliens » ni africains ni occidentaux.

Une thérapie de choc

C’est au cours des années 1980 que la folie se généralise. Elle n’est plus seulement incarnée par les Afriques issues de l’esprit de Berlin. Elle atteint ceux qui incarnent la civilisation. Le There is no alternative de Margaret Thatcher et La fin de l’histoire de Francis Fukuyama sont en effet les symptômes d’un certain Occident qui ne doute plus de son destin messianique et sombre dans la folie nietzschéenne. Cette certitude et cette folie font donc du néolibéralisme une raison économique qui vainc sans avoir raison ni sur l’amélioration de la vie des sociétés à travers le monde ni sur la santé environnementale9. Cette raison du plus fort, devenue la meilleure, est la réalité brute d’un monde où, au nom du bien des hommes, on aboutit au résultat détonnant  : démocratie de vendre et d’acheter = liberté fondamentale = marché = ressources pour sauver la planète du réchauffement climatique = bien-être des sociétés et des individus.

Dorénavant convaincue d’avoir atteint le stade ultime du développement de La raison dans l’histoire10, la civilisation anthropocène a choisi une thérapie de choc pour sortir les Suds et les Afriques des basses pressions du développement. Les sociétés folles ne vont plus être ménagées. Elles vont connaître une cure radicale provoquant une douleur sociale n’ayant d’égale que sa promesse d’accélérer la croissance économique  : les programmes d’ajustement structurel (PAS), instruments de redressement culturel et imaginaires des sociétés africaines dont ils font des ensembles à la fois asilaires et carcéraux.

Ce que le confinement révèle

Depuis les années 1980, le développement de l’Afrique a été pensé comme un confinement carcéral parce que sans appel dans un néolibéralisme érigé en dictionnaire téléologique et technique de mise en ordre des espaces, des hommes et des choses. Les espaces doivent se moderniser, les hommes devenir entrepreneurs d’eux-mêmes et les choses être vénérées comme le veau d’or dans cette maison néolibérale dont les quatre murs sont le libre-échange, le monétarisme, l’économie de l’offre et la formalisation de l’économie informelle. Mais la Covid-19 montre que les murs de cette maison sont friables, les fondations fragiles et qu’il n’y a pas de toit. L’édifice commercial sous-tendu par le libre-échange a favorisé des dépenses de libéralisation au détriment des dépenses de consolidation des systèmes de santé et de sécurité sociale. L’actuelle crise sanitaire met en lumière une Afrique en friche dans ces domaines, où une foule de pauvres sont exclus des droits fondamentaux à cause d’une conception de la liberté pensée comme pouvoir économique. La Covid-19 et le confinement qu’elle impose témoignent du fait que l’Afrique néolibérale n’a de maison que le nom, car ses populations confinées se rendent compte qu’elles sont sans abri  : sans toit parce que l’État a été mis de côté, et sans fondations, après que le marché censé bétonner leur sous-sol s’est mis aux abonnés absents lorsque le virus est apparu.

Du (dé)confinement de la pensée

La pandémie de la Covid-19 permet de dégager quelques leçons  : la dette improductive de l’Afrique est une épée de Damoclès au-dessus des générations présentes et futures  ; l’État reste, malgré tout, l’acteur garant d’un projet collectif et d’une sécurisation de la vie  ; les marchés sont déficients dès qu’apparaissent des maux nécessitant de la solidarité et de l’action collective  ; les pays souverains dans de nombreux secteurs possèdent une meilleure capacité de réaction face aux crises sociétales de grande ampleur comparativement à ceux qui ont misé sur les délocalisations tous azimuts. Dès lors, (dé)confiner le développement de l’Afrique exige une pensée axée sur la sortie de la gangue néolibérale et articulée sur cinq souverainetés fondamentales qui peuvent sortir le continent de l’asile et de la folie.

La souveraineté sanitaire exige des investissements publics et privés dans les infrastructures de santé et dans le domaine de la recherche scientifique et de la pharmacopée africaine afin d’adapter le soin au pouvoir d’achat de l’Africain moyen. Cela signifie aussi le brevetage des principes actifs et la mise en place de comités scientifiques et éthiques indépendants chargés de la validation des médicaments, du contrôle de la compatibilité des vaccins et des essais cliniques. La souveraineté économique a pour objectif de construire un moteur endogène de production des richesses en se basant sur le dynamisme de l’économie populaire, en transformant les matières premières et en soutenant les PME locales. La souveraineté alimentaire est un aspect de la sécurité sociale  : une population qui mange équilibré est déjà une population soignée. La démographie, la recherche agronomique et les terres arables deviennent de ce fait des ressources à capitaliser pour tendre vers l’autonomie. Mettre en route des programmes ambitieux de logements sociaux pour faire disparaître les bidonvilles doit être adjoint aux mécanismes d’assurances maladie, vieillesse et chômage. Le travail social est aussi un important gisement d’emplois pour une population jeune. La souveraineté numérique permettrait l’enrichissement du stock de capital endogène, le renforcement des connectivités inter-secteurs, une ouverture plus large au monde, un meilleur pistage des épidémies et une hausse de la productivité du travail dans tous les domaines. Tout cela est difficile sans la souveraineté monétaire et une conception active de la monnaie créée par un système financier qui répond plus aux besoins des économies et des sociétés qu’à la lutte contre l’inflation.

Bâtir ces souverainetés relatives suppose de grands travaux qui soutiennent l’éducation, améliorent le bien-être et emploient les populations. C’est une voie possible de sortie des sociétés folles à condition que le système monde dominant s’aperçoive lui-même de sa propre folie et accepte de s’immuniser plus contre le capitalisme que contre la Covid-19. La cause n’est pas gagnée, car le conservatisme de la pensée se manifeste actuellement par une offensive contre les études décoloniales, façon de dire que les forts et les puissants refusent toujours que les subalternes prennent la parole11. Ce qui domine est qu’un subalterne qui pense et s’exprime est un déviant par rapport au système établi, un variant dans la civilisation anthropocène. Il est à redresser, à soigner, c’est un fou. Tant que le monde est dans cette logique, la Covid-19 restera, pour longtemps encore, le moins dangereux des virus à combattre.

 


1 Laura Bayoumy, « Julien Pierre  : “Oui, le confinement crée ou augmente l’anxiété” », dans La Gazette de la Manche, 18 décembre 2020.
2 Graham Harrison, Neoliberal Africa. Neoliberal Africa : The Impact of Global Social Engineering, Londres, Zedbooks, 2010.
3 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002.
4 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961.
5 Thierry Amougou, Qu’est-ce que la raison développementaliste? Du fardeau de l’homme blanc aux négropôles du développement, Louvain-la-Neuve, Academia, 2020.
6 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.
7 Thierry Amougou, op cit.
8 Nous construisons cet adjectif à partir du mot « alien » issu de l’univers cinématographie et extraterrestre.
9 Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.
10 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La raison dans l’histoire, 1837.
11 Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak? », dans Cary Nelson, Lawrence Grossberg (eds), Marxism and the Interpretation of Culture, Basingstoke, Macmillan, 1988, pp. 271-313.