L’Allemagne vit actuellement une situation paradoxale: alors que les actes antisémites refont surface, un certain nombre de citoyens ne veulent veut plus « tourner la page » du passé nazi. Au contraire, les jeunes générations veulent connaître la vérité pour ne pas vivre dans le mensonge. Ce travail de mémoire ne fait que commencer.
Il existe une ville où les fantômes se sentent chez eux: à Berlin. Nulle part ailleurs, on ne dénombre autant de mémoriaux dédiés aux victimes du nazisme mais aussi aux bourreaux de l’Holocauste. Après le « Mémorial aux juifs assassinés d’Europe », inauguré en 2005 au sud de la porte de Brandebourg, les Allemands ont construit d’autres lieux de mémoire comme celui consacré aux homosexuels, persécutés par les nazis, ou aux Roms assassinés par centaines de milliers dans les camps.
Certains pensaient que la page la plus sombre de l’histoire de l’Allemagne s’estomperait au fil des générations. C’est le contraire qui s’est produit. « L’Allemagne a retrouvé sa mémoire », constatait déjà en 2006 l’écrivain américain et survivant des camps, Elie Wiesel. L’empreinte de la « catastrophe », comme disent les Allemands, reste inscrite dans l’ADN du pays et se transmet de génération en génération. Les jeunes portent aujourd’hui en eux cet « héritage » qui influence la vie politique, culturelle et sociale. « Il y a deux portes d’entrée pour comprendre l’Allemagne aujourd’hui: la Porte de Brandebourg et celle d’Auschwitz », résume Joschka Fischer, l’ancien leader écologiste et soixante-huitard.
« L’histoire, ou plus précisément l’histoire que nous avons nous-mêmes provoquée, est un trou de chiottes bouché. On tire la chasse d’eau sans arrêt mais la merde continue de remonter à la surface », remarquait l’écrivain Günter Grass avant de disparaître. Le prix Nobel et grand moralisateur de l’après-guerre avait d’ailleurs lui- même « tiré la chasse d’eau » en 2006, à 80 ans, en révélant son engagement dans la Waffen-SS.
Un travail de vérité
L’origine de cette « libération de la mémoire » remonte à l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht, en 1995, qui a définitivement enterré la légende d’une armée régulière « propre ». Les Allemands ont découvert, stupéfaits, que les millions de recrues de la conscription n’avaient pas seulement répondu à l’appel du Führer. Ils avaient aussi participé à l’extermination des Juifs d’Europe. Jusqu’alors, la responsabilité incombait à la seule armée d’Hitler: la SS.
Ce travail de vérité se poursuit depuis et ne semble plus vouloir s’arrêter. Le dernier mémorial a été dédié en 2014 aux handicapés éliminés par les nazis lors du programme d’euthanasie. Il se trouve sur le lieu même de la planification, juste à côté de la légendaire Philharmonie de Berlin. Le prochain mémorial pourrait être dédié aux victimes polonaises (un million de morts, soit 20% de la population). Cette proposition a été faite par l’ancien président de l’assemblée fédérale (Bundestag), Wolfgang Thierse, en octobre dernier.
Si bien qu’on se demande si les Allemands ne font pas de la surenchère dans l’expiation, se livrant à une concurrence mémorielle parfois déroutante. La dernière exposition sur ce thème a été ouverte en novembre dernier à la Charité, le grand hôpital de Berlin. Consacrée au rôle des médecins sous le nazisme, elle permet de bien comprendre l’insidieuse compromission du corps médical avec le régime. Elle met surtout en lumière la complicité de ceux qui se sont dédouanés après la guerre en affirmant n’avoir été qu’un « petit rouage » du système. « La responsabilité ne se partage pas », insiste Karl Max Einhäupl, le président du plus grand hôpital uni-versitaire d’Europe. « Je le répète sans cesse à mes jeunes collaborateurs », dit-il.
De l’implication des entreprises…
Les entreprises sont passées aux aveux les unes après les autres. Volkswagen, Daimler-Benz, Deutsche Bank, Bertelsmann ont publié des rapports d’historiens indépendants sur le trafic de l’or juif, l’exploitation des travailleurs forcés ou l’arianisation des biens juifs. « Ce fut une délivrance », reconnaissait à l’époque un porte-parole de la Deutsche Bank. On sait aujourd’hui que la Dresdner Bank avait octroyé des crédits pour la construction des fours crématoires d’Auschwitz. Sa complicité dans la « solution finale » n’était pas à imputer à quelques managers zélés mais aux personnels dans leur ensemble, selon le rapport commandé par la banque elle-même.
La Deutsche Bahn, les chemins de fer allemands, a reconnu que ses wagons avaient servi à transporter la moitié des Juifs exterminés dans les camps. On sait qu’Hugo Boss dessinait et produisait les uniformes des nazis. En octobre dernier, un ouvrage de 500 pages est paru sur Ferdinand Porsche, l’archétype de l’Allemand « suiviste » (Mitläufer) qui n’a pensé qu’à sa carrière sans jamais se poser de question sur ses actes.
… aux fonctions publiques
Cette « lucidité historique » a également atteint l’administration. En 2010, le ministère des Affaires étrangères a été le premier à déboulonner le mythe d’une diplomatie résistante. Depuis, les autres ministères ouvrent leurs archives. Elles sont accablantes notamment sur le retour des nazis après la guerre. Inge Deutschkron, une Berlinoise juive qui a échappé aux déportations, a observé la reconversion des nazis dans l’administration de la RFA. Revenue en Allemagne en 1955 puis correspondante du quotidien israélien Maariw, elle raconte sa stupéfaction de voir les nazis dans les rouages de l’État dans les années 1950 et 1960: « Un jour, j’ai dit à un responsable politique que des criminels nazis reprenaient du service. Il m’a répondu: “Et alors ? Nous construisons maintenant une démocratie.” » On attend maintenant avec impatience le rapport historique de la chancellerie, toujours en suspens…
Ce travail de mémoire n’a pas été imposé par les pouvoirs publics. Les Allemands sont partie prenante. L’artiste berlinois Gunter Demnig a lancé une opération au service de la mémoire pour les citoyens. Depuis 1993, il incruste des petits pavés en laiton sur les trottoirs (Stolpersteine) devant les immeubles avec le nom des victimes. Ces pavés de disparus ont fleuri par dizaines de milliers en Allemagne, rappelant aux habitants que les nazis étaient venus chercher, dans leur immeuble – parfois dans leur propre logement – des Juifs mais aussi des Roms, des homosexuels ou des résistants pour les envoyer dans les camps. Cette opération est financée par les habitants qui en font eux-mêmes la demande.
Car les jeunes Allemands ont compris une chose à travers ce travail de mémoire qui pourrait inspirer un certain nombre de pays historiquement traumatisés: on vit mal avec le mensonge et il n’y a pas de réconciliation possible sans vérité.