Espace de libertés – Février 2018

Un rapport sans langue de bois


Dossier

Près de deux ans après les « attentats de Bruxelles », quel regard poser sur ces funestes événements? Le long rapport parlementaire de la Commission attentats débroussaille la question de la place du phénomène de radicalisation en Belgique et en retire une série de recommandations. Analyse avec Michaël Dantinne, l’un des experts ayant participé à l’élaboration du rapport.


Ce qui frappe à la lecture de ce rapport de 203 pages, ce sont les constats francs, sans fioriture de langage quant à la problématique du radicalisme sur le territoire belge, qui fait souvent l’objet de beaucoup de précautions et d’approximations. Parmi les éléments intéressants: des pistes qui permettent d’étayer les circonstances historiques, socioculturelles, confessionnelles, mais aussi circonstancielles, qui ont conduit aux attentats terroristes du 22 mars 2016. Avec en filigrane, une volonté de définir plus clairement les termes de radicalisation et de radicalisme. Ceci, afin de tenter de comprendre un phénomène qui nous échappe quelque peu. Le rapport n’analyse le radicalisme que sous le prisme unique de l’islam fondamentaliste, qui sous-tendrait les attentats de Bruxelles. Il retrace notamment les influences extrêmes qui ont émergé en Belgique dans les années 1950-1960: wahhabisme, Frères musulmans et les tablighis, originaires du Pakistan, en vue d’élaborer une genèse des événements contemporains. « La commission d’enquête constate que les courants précités, sans qu’ils appellent nécessairement de façon explicite au passage à l’acte violent, doivent néanmoins être considérés comme des incitants au retrait de l’individu, à sa distanciation sociale et politique de la Cité dans laquelle il évolue, et ce, dans une optique religieuse qui se veut totalisante », ajoutant plus loin que l’identification à ces courants semble contraire « à une vision de société qui se veut inclusive, participative et dépassant les clivages communautaro-religieux » et qu’ils peuvent « dès lors conduire à une exacerbation des sentiments de discrimination et de ségrégation, sans lien nécessaire avec la réalité objective de ces situations ». Le rapport ne « mâche » pas ses mots et appelle un « chat » un « chat », là où les discours politiques sur le sujet sont souvent plus prudents ou dilués, lorsqu’ils ne sont pas instrumentalisés.

Point de bascule

Afin que tout le monde parte sur le même pied d’analyse, le rapport réserve donc une large place à la définition des concepts. « La radicalisation est un phénomène assez complexe, qui s’inscrit dans le temps. C’est une clé de lecture radicale des affects négatifs qui accompagnent la lecture d’une situation donnée, avec à la fin, éventuellement, un passage à l’acte violent parce que le processus s’accélère », précise Michaël Dantinne, l’un des experts ayant participé à ce rapport et professeur de criminologie à l’ULg. Il souligne cependant que nous sommes potentiellement tous le radical de quelqu’un. Nous qualifions par exemple régulièrement autrui de radical lorsque cette personne a des opinions bien tranchées. La radicalisation se situerait dès lors à un autre niveau. « Dans un processus de radicalisation sensu stricto, ce processus va opérer un peu comme un escalier que les individus vont monter. C’est “je” et les autres ou “nous, versus eux”. Une conception du réel en deux camps ». Le professeur de criminologie précise encore que lorsque des frustrations rencontrent une idéologie radicale, cela donne naissance à un cahier de lecture du monde particulier, avec un décodage qui permet d’expliquer le ressenti de la personne qui se radicalise.

La question à un euro que tout le monde se pose: comment expliquer le point critique du basculement, du passage à l’acte violent? « Il est certain que le radicalisme violent se situe sur l’une des dernières marches de l’escalier, pour reprendre cette métaphore. Mais on songe souvent à l’attentat comme illustration la plus frappante, alors que l’expression de propos haineux, c’est aussi du radicalisme violent », ajoute Michaël Dantinne. « Le succès du radicalisme tient en partie dans la réponse extrêmement simpliste donnée à des problèmes complexes ».

© Olivier Wiame

Comprendre pour agir

On opère souvent un parallèle entre la tentation pour le radicalisme islamiste et l’attrait que peuvent représenter les sectes. D’après Michael Dantinne, cette analogie repose sur le besoin de se raccrocher à des faits que l’on connaît, mais selon lui, il ne s’agit pas exactement de processus identiques même si une certaine porosité existe dans l’attraction pour une idéologie radicale, qu’elle soit politique ou religieuse. Mais le statut de victime au cœur du processus sectaire ne se retrouve plus de la même manière chez les radicaux qui commettent des attentats. « Légalement, ce sont des auteurs. Et cette question de savoir si les auteurs des attentats sont des victimes empoisonne les débats. Ce qui a été mis en évidence par quelques recherches récentes, c’est le concept d’“escapisme”, c’est-à-dire le besoin ressenti par l’individu de s’échapper de sa vie ». S’ensuit la rencontre avec une personne et une offre, qui créent l’illusion d’un projet de changement de vie, mais surtout d’une possibilité de s’extraire d’une vie devenue insupportable.

Le succès du radicalisme tient en partie dans la réponse extrêmement simpliste donnée à des problèmes complexes

Outre des considérations psychosociales, le rapport, très pragmatique, épingle aussi les « tuyaux » utilisés pour diffuser les idées radicales, en particulier, les nouvelles technologies qui jouent un rôle d’accélérateur. En revanche, cela demeure difficile d’en mesurer l’ampleur. « C’est bien d’identifier quels sont les robinets, mais il faudrait aussi savoir quelle est la taille de la vasque. La question est d’évaluer combien de gens sont favorables à ces idées, voire les considèrent comme participant à une espèce de normalité », s’interroge Michael Dantinne, qui précise d’emblée qu’il considère qu’une vaste majorité de la communauté musulmane de Belgique ne se retrouve pas dans la lecture radicale de l’islam, mais que l’on peut s’interroger sur le nombre de personnes qui sont tentées par cette mouvance, qui bénéficie d’une large « publicité ». L’expert épingle ainsi l’ultradomination financière de ce type de courants de l’islam par certains États, ce qui leur donne les moyens de s’offrir une forte visibilité, avec une omniprésence sur Internet, ainsi que dans certaines tribunes littéraires. Le rapport souligne par ailleurs la difficulté à gérer leur viralité induite par Internet, en demeurant dans un cadre légal. « On ne va pas aller saisir la fortune de l’Arabie saoudite, fermer leurs sites web, parce que parfois, il n’y a même pas de raison légale de le faire. Mais plutôt, essayer de diminuer la résonnance d’un certain nombre de courants et faire monter la résonnance d’autres modèles », explique le criminologue.

Faire vivre le rapport

Les échos du rapport dans la presse généraliste se sont principalement axés sur la grande mosquée de Bruxelles alors que le rapport regorge de beaucoup d’autres sujets et recommandations. « Le positionnement sur la grande mosquée a une portée symbolique: les choses sont désormais clairement exprimées, avec une position forte. Même si cela ne va pas tout résoudre, on envoie un signal clair sur toute une série de matières », explique l’expert. La grande mosquée de Belgique est symboliquement importante pour les musulmans du pays, mais elle ne bénéficie pas d’une reconnaissance. Ce qui pousse les autorités à proposer une nouvelle convention qui tiendrait compte de « l’ensemble des sensibilités et des courants caractérisant l’islam et les musulmans de Belgique, dans le respect de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Constitution, […] dans le plus strict respect des libertés de culte, de pensée et d’association, en ce qu’elles constituent des principes intangibles ».

Reste à faire vivre ce rapport. Les constats, mais surtout les recommandations émises, constituent une sorte de « feuille de route sécurisée », une boîte à idées, estime Michael Dantinne. Mais qui restera inerte si personne ne s’en empare. Une commission de suivi va néanmoins être mise sur pied. Sachant que tout n’est pas politique et ne doit pas répondre à des lois ou des décrets. Les sphères politiques peuvent s’en inspirer, mais la société civile, le monde de la culture et de l’éducation également. « On peut aussi monter des projets de prévention sans que l’on ait besoin d’un cadre légal pour avancer. On peut réfléchir à la question des prisons, lutter contre l’illettrisme, s’emparer de l’école, par exemple, sans devoir passer par une loi. Je songe notamment à proposer la réalisation d’une émission radio sur des thèmes en lien direct et indirect avec le radicalisme, par exemple déconstruire les stéréotypes sur les migrants ou l’islam, dans des classes de niveau intermédiaire. Si chacun y met du sien, cela peut vraiment devenir intéressant! », conclut le criminologue.