Sept ans après la révolution de Jasmin, la Tunisie s’illustre par un gouvernement de coalition où libéraux, laïques et islamistes doivent accorder leurs violons. Dans ce difficile équilibre, quel est l’état des droits des femmes tunisiennes?
Les grandes gures du féminisme ne se limitent pas aux États-Unis ou à l’Europe. L’Égypte et la Tunisie accueillent également des mouvements féministes, qui se sont développés dans le cadre des premières revendications contre le colonialisme. À l’époque, les dirigeants européens ne les encourageaient guère… En Égypte, la pensée de Huda Sharawi, grande gure du féminisme du début du XXe siècle, rayonnera jusqu’en Tunisie. « Parmi ces premiers défenseurs du féminisme, il y aura aussi des hommes », souligne Leïla El Bachiri, historienne des religions (1). « En Tunisie, Tahar Haddad, un théologien réformiste musulman libéral, va adopter une approche égalitaire de la charia dans son ouvrage Notre femme, la législation islamique et la société, publié en 1930. Il promeut l’éducation pour tous, car il est convaincu que l’accès des femmes aux études est un pilier essentiel du développement culturel du monde arabe. Selon lui, on ne peut émanciper un peuple qu’en émancipant aussi ses femmes. Dès 1930, il propose une révision du droit musulman touchant le statut des femmes et insiste sur l’importance de promouvoir l’émancipation juridique et l’abolition de la répudiation de la femme, l’instauration d’une procédure de divorce, l’égalité successorale, l’abolition de la polygamie et l’abandon du voile. Ses idées auront une résonance bien au-delà de l’époque puisqu’après l’indépendance, le président tunisien Habib Bourguiba, en 1956, s’en inspirera lors de la déclaration du Code du statut personnel qui instaurera l’égalité des hommes et des femmes, non seulement dans la sphère publique mais également dans le domaine privé. » Bourguiba supprimera la répudiation, le divorce et ira jusqu’à interdire le port du voile dans les écoles. Il mettra également fin à une controverse théologique concernant le statut des femmes: les religieux seront désormais dépossédés de leur mainmise sur celui-ci.
Une position particulière dans le monde arabe
Dès son indépendance, la Tunisie entend se distinguer des législations en vigueur dans les autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Des tribunaux séculiers remplacent les instances religieuses. L’enseignement est modernisé. Les femmes ont le droit de travailler, de se déplacer, d’ouvrir des comptes bancaires, comme leurs cousines européennes… En 1965, une loi autorise même l’avortement pour raisons sociales ou thérapeutiques. La pilule est gratuite. Ces réformes apporteront à la Tunisie une place particulière dans le monde arabe. Mais au niveau des traditions, comme de la pression sociale, la liberté est loin d’être absolue pour les Tunisiennes, d’autant plus durant ces dernières décennies. « Les années 1990 sont marquées par la montée de l’islamisme, les revendications ont été exacerbées par la première guerre du Golfe et beaucoup d’acquis féministes remis en cause », commente Leïla El Bachiri. « À cette époque, il y aura beaucoup de débats en ce qui concerne la séparation de la religion et de l’État. Finalement, les modernistes vont l’emporter sur les islamistes. » Si Ben Ali, le successeur de Bourguiba, revient à plus de conservatisme, le Code du statut personnel sera cependant conservé. Entre autres parce qu’il a besoin des femmes pour contrer les islamistes. « Le statut des femmes va constituer un credo d’instrumentalisation », rappelle l’historienne des religions. « On verra ainsi le droit des femmes mis en opposition aux libertés publiques, le droit des femmes opposé à celui des hommes et ainsi de suite. » Dans les années 1970, les femmes lancent donc le mouvement « le nous par nous-mêmes », qui dénonçait cette instrumentalisation. Ces associations de femmes démocrates joueront d’ailleurs un rôle important au moment des révolutions arabes.
Car la société civile tunisienne joue un rôle très important, tout comme son puissant réseau féministe.
L’après-printemps arabes
Les printemps arabes ont bousculé la toute-puissance des régimes en place depuis des décades – sans les avoir forcément entérinés. Depuis lors, en Tunisie comme ailleurs, les élections qui s’en sont suivi ont ouvert une large place aux partis islamistes. « Mais la Tunisie reste un modèle de transition réussie, estime Leila El Bachiri. Il y a eu des élections libres et une nouvelle Constitution en 2014 qui garantit la liberté de conscience, ce qui est révolutionnaire dans le monde arabe. Et ce, malgré la présence des islamistes. Car la société civile tunisienne joue un rôle très important, tout comme son puissant réseau féministe. Le parti islamiste a voulu remettre en cause l’héritage de Bourguiba concernant l’égalité entre les hommes et les femmes, en voulant introduire la notion de “complémentarité”. Cela a provoqué un tollé de contestations féministes, il y a eu des manifestations contre le parti islamiste au pouvoir. Finalement, il a cédé. C’est une preuve de démocratie bien implantée. Et la Constitution a adopté en 2014 l’article 6 qui garantit l’égalité entre les hommes et les femmes. On a même obtenu la constitutionnalisation de la parité des assemblées élues, ce qui n’est toujours pas le cas en Europe! »
Une polarisation des mouvements féministes?
Si le féminisme tunisien est largement laïque et universaliste, il existe néanmoins une polarisation au niveau des associations de femmes. « Avec le nouveau parti au pouvoir, une brèche s’est ouverte aux islamistes. Avec la présence de femmes islamistes qui prônent un retour à l’orthopraxie, le respect de la charia, le port du hijab… Une mainmise externe participe à la wahhabisation des associations et islamistes et salafistes qui souhaitent une réislamisation de la société dans certains domaines », ajoute Leila El Bachiri. « Mais dans les faits, ce sont les féministes laïques qui ont gagné. On l’a vu en 2014: elles ont créé un groupe “parité-égalité” qui participait à tous les débats parlementaires, prenait des notes et diffusait les informations à travers les réseaux sociaux. » En 2017, une loi a été adoptée sur la violence faite aux femmes, qui englobe tous les types de violences dans l’espace public – dont la violence psycho- logique – et qui prévoit l’aide aux victimes ainsi que leur prise en charge. Et la circulaire qui interdisait le mariage avec des non-musulmans depuis Bourguiba a en n été abolie. Si les victoires témoignent de la réussite de la mobilisation de la société civile, l’équilibre reste néanmoins fragile, entre partisans de la modernité et traditionalistes religieux. Tant au niveau politique qu’au sein du tissu social d’une société qui cherche encore son avenir.
(1) Leila El Bachiri est chargée de cours aux universités de Lausanne et de Genève. Elle est titulaire d’un doctorat en histoire des religions et est l’auteure de plusieurs travaux sur les féminismes arabes à l’niversité de Genève.