On reproche souvent au radicalisme musulman d’être instrumentalisé au niveau politique. Auteur de différents ouvrages sur l’islam et le djihadisme, le politologue et sociologue français Gilles Kepel estime que le djihadisme de 3e génération est le fruit d’une stratégie. Le risque? Que cette construction idéologique planifiée rencontre un mouvement social.
Dans la problématique djihadiste, vous pointez souvent du doigt la rhétorique islamiste et ses contre-discours. Que voulez-vous dire par là?
À l’intérieur du monde musulman, il n’y a pas que le propos islamiste. Il y a de très nombreuses manières de vivre son islam. Dans l’histoire des quinze siècles de civilisation musulmane, il y a eu des mystiques soufis, des gens qui avaient une vision de l’islam qui prônait une cohabitation avec les autres religions du livre. Il y a eu une fusion pendant toute une époque avec la science héritée des Grecs. Il y avait ce qu’on appelle la phalsapha, c’est-à-dire la philosophie du monde musulman, qui était une variation sur la philosophie platonicienne et résistotalicienne. Dans l’époque plus moderne, il y a eu aussi tout un mouvement d’ouverture, ce qu’on appelait la nahda, c’est-à-dire la renaissance dans le monde musulman, levantin particulier. Et on voit que depuis l’échec des nationalismes autoritaires, dont le nassérisme, la version la plus saillante – la mouvance islamiste – a, petit à petit, envahi l’essentiel du champ de l’expression politique. Le développement des pétromonarchies du Golfe a favorisé, dans tous les médias qu’elles subventionnaient, d’abord papier puis télé, télé par satellite et aujourd’hui le web, un discours salafiste qui prônait un islam très strict, rigoriste, littéraliste, qui confortait la domination du wahhabisme sur le monde musulman. Ensuite on a vu comment tout cela a finalement été, dans un contexte spectaculaire, mis en exergue par les médias. Il est très difficile d’entendre aujourd’hui publiquement ce qui fait le quotidien de la majorité des musulmans.
Dès lors, comment faire entendre ces contre-discours?
Le problème, c’est de faire en sorte qu’il y ait, à l’intérieur du monde musulman, des intellectuels, des penseurs qui à la fois maîtrisent le corpus et sachent s’adresser au public, tant non musulman que musulman. D’une certaine manière, ce qu’un Tariq Ramadan sait faire avec beaucoup d’habilité au service d’une cause qui est la sienne.
Pour que la déradicalisation veuille dire quelque chose, encore faudrait-il que l’on sache ce que cela signifie.
Estce que ce ne serait pas aussi le rôle des gouvernements de réduire leurs relations avec l’Arabie saoudite quand on sait qu’elle nance des formations salafistes? Est-ce qu’il n’y a pas un rôle à jouer au niveau géopolitique?
L’Arabie saoudite elle-même est aujourd’hui touchée par le djihadisme, puisque d’une certaine manière, on observe un retour de manivelle de ce type de phénomène. Le fils du roi saoudien Mohamed Ben Salman, est engagé dans une opération très hostile à ces milieux les plus radicaux, qui d’ailleurs, ont juré sa perte. Mais c’est extrêmement compliqué pour la monarchie saoudienne de mener à terme cette politique parce que sa légitimité dépend justement de ses oulémas très conservateurs.
On réfléchit beaucoup en Europe à la déradicalisation et aux méthodes pour l’appliquer. Peut-on vraiment « déradicaliser » quelqu’un?
C’est assez difficile à envisager parce que pour que la déradicalisation veuille dire quelque chose, encore faudrait-il que l’on sache ce que cela signifie. Et là-dessus, on n’est pas au clair et il y a des visions très différentes. Vous êtes sans doute au courant de ce débat qui oppose mon collègue Olivier Roy et moi-même. Selon lui, le phénomène auquel on assiste, ce qu’il appelle « une radicalisation qui traverse les générations », serait le malaise d’une jeunesse qui entre dans l’âge adulte, dans une société où elle ne se reconnaît pas. Hier, elle s’engageait dans les Brigades rouges ou Action directe en France. Aujourd’hui, c’est dans une mouvance verte; demain elle sera brune ou bleue ou je ne sais quoi. Finalement, le phénomène lui-même n’est pas très important, c’est l’essence de la radicalisation transhistorique qui prime. Selon moi, ce n’est pas du tout le cas. Bien sûr, la comparaison est légitime mais elle n’est pas raison. Et ce qu’il faut, c’est arriver à comprendre comment un discours, une idéologie islamiste qu’on peut suivre dans ses différentes étapes: le djihad de première génération en Afghanistan, puis en Algérie et en Égypte, qui n’est pas arrivé à mobiliser les masses; le djihad de deuxième génération, celui de Ben Laden qui vise l’ennemi lointain, qui attaque l’Amérique en 2001 et explose l’Occident tel un colosse aux pieds d’argile. Puis par un troisième djihadisme.
En faisant entrer le djihadisme au cœur de l’Europe?
Aujourd’hui, le djihadisme européen considère que le Vieux Continent est le ventre mou de l’Occident, qui a été mis en œuvre par cet ingénieur syrien Abou Moussab Al Souri en 2005, dans son livre Appel à la résistance islamique mondiale. Un djihad réticulaire, en réseau, qui essaye de mobiliser la jeunesse du monde musulman européen, qu’elle considère comme déjà coupée par ses valeurs, de l’Europe, grâce à la propagation du salafisme. Il considère que sur cette base, il faut construire une rupture qui fabrique des communautés soudées, basées sur des enclaves territoriales à partir desquelles on commet des attentats qui susciteront une réaction « islamophobe » des sociétés européennes, ce qui permettra de galvaniser, de rassembler tous les musulmans sous la bannière de la lutte contre l’islamophobie, de créer des blocs incompatibles et d’aboutir à cette fracture que j’analyse dans mon dernier livre. Une fracture qui sépare des groupes identitaires islamiques, qui considèrent qu’il y a d’un côté les musulmans et de l’autre les infidèles, avec au milieu les apostats, qu’il faut éliminer. À l’autre bout du spectre, on trouve des identitaires ataviques, ratios ou culturels européens, parmi lesquels le parti de Geert Wilders aux Pays-Bas, le Front national et sa nébuleuse en France ou l’AfD en Allemagne. On voit bien comment la montée en puissance de ces deux représentations identitaires de la société se font d’une certaine manière miroir. Il y a une sorte de congruence entre les deux et il me semble que c’est le principal défi auquel sont confrontées aujourd’hui les sociétés européennes.
Lorsque vous parlez de fracture dans votre dernier livre, certains mots peuvent paraître inquiétants. Vous parlez par exemple de guerre civile, pensez-vous vraiment que cela nous guette?
Ce n’est pas du tout ce que je souhaite, évidemment, mais c’est la stratégie du djihadisme de troisième
génération. Je pense que le fait de ne pas avoir pris Mein Kampf ou Que faire? de Lénine au sérieux, était une erreur, puisque la stratégie avait été établie auparavant. La question, c’est de savoir si elle peut fonctionner ou non. Si cette idéologie peut rencontrer un mouvement social ou au contraire, l’empêcher, et quelles sont les alliances qui peuvent se produire. Mais aussi comment certains politiciens ici ou là peuvent avoir intérêt à favoriser des réseaux communautaires parce qu’ils imaginent que cela va leur apporter des voix. Et ensuite, garantir la paix sociale dans des quartiers où ils ne peuvent plus aller sans se rendre compte que cette politique à courte vue crée des précédents sur lesquels, après, on ne peut plus revenir. Or c’est bien là le problème. Il y a une difficulté à faire émerger des discours non islamistes dans le monde musulman, et en Europe en particulier, à cause de la pression qui est mise par les islamistes, prompts à les traiter de béni-oui-oui, d’apostats, etc. Mais aussi parce qu’au fond, les sociétés européennes n’ont pas trouvé les moyens d’être suffisamment inclusives, sinon par des mesures cosmétiques, en nommant tel ou tel ministre. Mais cela ne fonctionne pas ainsi. Je crois que c’est l’ascension sociale, l’intégration pleine et entière des jeunes générations dans le tissu économique, politique et culturel européen, qui fera la différence, créant des modèles et de nouveaux discours.