Espace de libertés – Février 2018

Face aux radicalités, l’utopie persiste


Dossier

Employée à tous les modes, la radicalité est pourtant lourde de sens, notamment au niveau politique. Pour décrypter cette notion, « Espace de Libertés » s’est entretenu avec le politologue et directeur de l’Observatoire des radicalités politiques (Paris), Jean-Yves Camus. Éclaircissements.


La notion de radicalisme est omni­présente mais essentiellement utilisée désormais pour définir des mouvements théologico­politiques. Ce ne fut pas toujours le cas, pourtant… Com­ment expliquez­-vous cette évolution?

C’est la montée en puissance de l’islam radical qui a changé la donne. Ceci dit, il faut regarder l’ensemble du champ des radicalités. La notion est plurielle, susceptible de multiples interprétations. On qualifie en général de « radicaux » des mouvements ou des idées pour en souligner la distance à la norme admise, dans l’intention éventuelle de les rejeter à la périphérie du système politique. À partir de l’État du droit, il est possible d’identifier plusieurs caractéristiques de la « radicalité politique »: l’intention de la force, l’atteinte à la forme existante de gouvernement, l’atteinte à l’intégrité du territoire, l’incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence. Le plus souvent, la radicalité politique s’accompagne de l’usage de la violence: manifestations armées, pratiques paramilitaires, terrorisme, atteinte grave à l’ordre public. Les mouvements radicaux visent donc, en général, au changement brutal des institutions voire à un réarrangement social plus ou moins large pour en éliminer un « ennemi », bâti idéologiquement et symboliquement comme une gure majeure d’un monde souvent imaginé comme manichéen.

Ces radicalités peuvent prendre diverses formes. Et pas seulement à gauche ou à droite…

Si la majorité des mouvements radicaux qui sont de nature politique appartiennent à la gauche ou à la droite radicale, cela n’interdit pas que des groupes utilisent la violence à d’autres fins et se réclament d’une attitude radicale par leur refus de tout compromis, comme les « écoterroristes ». En ce qui concerne l’islam radical, je réfute pour ma part l’équation qui est posée entre eux et le fascisme ou le nazisme: je n’utilise jamais les termes « islamo-fascisme » ou « nazislamisme », ceci bien que je considère l’islam radical comme un totalitarisme, et même à ce stade, comme le principal totalitarisme de notre siècle. Mais dans le champ scientifique, cela n’autorise pas à le considérer comme un fascisme car il n’en possède pas les principales caractéristiques: ni étatisme corporatiste, ni parti unique (les hizbis, partisans de l’action politique, sont anathémisés), ni volonté de faire advenir un homme et un ordre nouveaux, mais bien plutôt celle de rétablir la « pureté » des premiers temps de l’islam.

Avec des convergences possibles entre ces différents groupes?

Elles existent dans la nature totalitaire du projet, voire dans les modalités d’action, mais elles sont d’ordre structurel: dans la pratique, les passages militants de l’ultradroite à l’islam radical, ou l’inverse, sont extrêmement rares. Il existe des conversions de l’ultragauche à l’ultradroite et inversement, ainsi de l’ancien avocat de la « bande à Baader », Horst Mahler, mais cela reste des trajectoires individuelles. La coopération entre ultradroite et militants palestiniens radicaux, de même surtout qu’entre l’ultragauche et ceux-ci, a existé à grande échelle dans les années 1970-1980. Mais l’islamisation de la lutte armée palestinienne a rendu au fil du temps cette coopération opérationnelle très difficile.

Bien qu’elle soit souvent cantonnée aux marges, la radicalité s’invite de plus en plus au centre du débat public, soit par ses actions violentes, soit par le poids électoral qu’elle acquiert. Comment expliquez­-vous ce nouvel essor?

La radicalité, de droite comme de gauche, peut utiliser le cadre formel de la démocratie pour arriver à ses fins par la voie électorale. Et il faut le tolérer, sauf à tomber dans une forme de domination du politiquement correct qui ne peut qu’aboutir à des réactions de rejet. Ce que disent ces radicalités, c’est que l’utopie n’est pas morte et que nous ne sommes pas (encore) dans la « fin de l’histoire ». C’est aussi, à gauche une manière de réagir à l’abandon des idées de transformation sociale. À droite, c’est la question identitaire qui sert de moteur: à la droite libérale-conservatrice qui accepte les valeurs d’égalité et d’universalisme issues des Lumières s’oppose une autre, organiciste, holiste et différentialiste. Mais de plus en plus, les radicalités reflètent deux défis contemporains majeurs: d’une part, l’opposition des élites socio-économiques et du peuple; d’autre part, le souci légitime de préserver la diversité du monde globalisé.

La prédominance du radicalisme n’est­ elle pas due à une indifférenciation poli­tique de plus en plus armée, y compris du personnel politique traditionnel?

Si, incontestablement. C’est d’ailleurs ce qui laisse espérer au PTB un score important en 2019 et permet au Vlaams Belang d’espérer retrouver une partie de ses électeurs passés à une N-VA qui peut payer sa participation au gouvernement. Toutefois, se situer clairement d’un côté ou de l’autre ne prémunit pas contre la défaite: Benoît Hamon en a fait l’expérience, Nicolas Sarkozy et François Fillon aussi. Le clivage essentiel est entre ceux qui, ayant été au pouvoir, sont quasi automatiquement sanctionnés et ceux qui, ne l’ayant jamais été, jouissent d’un capital électoral lié à leur position d’outsider.

Vous dirigez l’Observatoire des radi­calités politiques. Quel est l’objectif de ce lieu?

Nous sommes composés d’une équipe pluridisciplinaire de politistes, historiens, sociologues, juristes. Nous nous intéressons aux marges politiques parce qu’elles sont le révélateur de la fragilité de la démocratie, laquelle n’est jamais acquise. Nous voyons aussi en elles un foisonnement d’idées qui, loin de se diffuser en vase clos, interagissent avec le reste du spectre politique: voyez comme les débats sur le multiculturalisme et l’immigration, la nation et l’Europe, ont été influencés en France par les idées du FN, qui étaient marginales voici 40 ans. Notre sensibilité est à gauche, dans toutes ses nuances.