Laura Passoni et Hicham Abdel Gawad ont été enrôlés, l’une par Daesh, l’autre par les salafistes. Chacun à leur manière, ils ont réussi à s’en échapper. Ils croisent leur expérience dans un livre commun pour permettre de mieux déconstruire le discours islamiste.
Laura Passoni est partie en Syrie en juin 2014 avec son petit garçon de 4 ans. En quelques mois, un recruteur avait réussi à convaincre cette Belgo-Italienne de se tourner vers l’islam le plus rétrograde, de se marier à un inconnu et de partir rejoindre Daesh en Syrie (1). Hicham Abdel Gawad est français, a été salafiste et s’en est détourné après des études de théologie à l’UCL et en sciences des religions à l’ULB (2). Leur rencontre est celle de « deux personnes aux vies différentes qui ont cependant roulé sur les mêmes rails: ceux d’un discours aliénant dont il a fallu s’échapper ». Leur objectif en écrivant ce livre ensemble: comprendre, penser, agir.
Lutter contre la violence idéologique
En alternant le vécu de Laura et l’analyse théologique d’Hicham, le lecteur trouve des arguments sur des sujets aussi débattus que le statut des femmes et des enfants, la mixité, le paradis et l’enfer, la mort en martyr, les règles strictes. Le discours des islamistes est un mélange des versets du Coran et des hadiths, une manipulation habile dont le but politique constitue « une violence idéologique contre notre société », affirment les auteurs.
Laura Passoni raconte comment elle s’est retrouvée enfermée, contrôlée, considérée comme une mineure, un objet sexuel. « Le rôle des femmes c’est faire des enfants, mâles de préférence, de futurs combattants, et de s’occuper du ménage. Une femme ne peut rester célibataire. » Quant aux hommes, ces combattants que Laura avait idéalisés, ils « n’étaient pas des héros, comme je le pensais, mais des hommes assoiffés de vengeance, ils voulaient conquérir d’autres pays et tuer tous ceux qui ne pensaient pas comme eux ou qui ne leur plaisaient pas ».
Comprendre la fascination pour la mort
Pour Hicham Abdel Gawad, ce qui frappe dans l’idéologie de Daesh, c’est la fascination pour la mort: « Combats, attentats suicides, la mort semble le but à atteindre pour soi et pour les autres. » Dans le Coran, la vie après la mort est présentée comme plus vraie que la vie terrestre, ce qui peut aider à relativiser les malheurs quotidiens. Mais la conséquence c’est aussi « l’effet pervers d’une dépréciation de la vie présente et d’un culte de la mort ». Les islamistes assènent une promesse de vie réelle après la mort. La véritable innovation de Daesh, « c’est d’avoir réussi à donner corps à cette idéologie pour convaincre des jeunes d’abandonner leur vie pour la sacrifier à Dieu ».
Autre tactique des islamistes: l’empathie. Pour amener le jeune fragilisé à s’engager dans une action violente, le recruteur va susciter un sentiment d’empathie. « Le désir d’agir naît d’une révolte pour les misères vécues par les populations musulmanes de par le monde, perçues comme victimes des persécutions des mécréants. »
Replacer le Coran dans le contexte du VIIe siècle
Le discours bien rodé des islamistes a cependant une faille, estime Hicham Abdel Gawad. Leur lecture du Coran se fait selon la situation politique actuelle, or il s’agit un texte du VIIe siècle. « Il est plus efficace de prendre le contrepied de la racine de leur approche: faire parler le Coran, non pas à partir de la situation actuelle, mais à partir de son terrain d’origine et montrer ainsi les glissements idéologiques. » Le travail de « déradicalisation » passe par une mise en perspective. La razzia, la loi du talion, le port du voile, la guerre existaient bien avant l’avènement de l’islam et ont été intégrés au contexte de l’époque. L’ex-professeur de religion en appelle donc à la critique historique, à la géographie, la linguistique, la sociologie, pour contextualiser le texte sacré de l’islam.
Autre exemple: la fascination pour le martyr, l’épine dorsale du discours djihadiste. « Il n’est mentionné qu’une seule fois dans le Coran, précise Hicham Abdel Gawad. Mourir en martyr y est simplement présenté comme une consolation et non comme une invitation à mourir pour Allah ».
À propos de la violence, comment le Coran innove-t-il par rapport aux con its arabes intertribaux du VIIe siècle? Réponse: la question était comment survivre. « Le Coran […] raisonne en termes de relations d’alliances tribales et en termes de survie du groupe. »
Retrouver l’identité perdue et le libre arbitre
La violence et les outrances de Daesh ont permis à Laura d’enfin ouvrir les yeux. Neuf mois après son départ, elle parvient à rentrer en Belgique. « Tant qu’on ne reconnaît pas sa responsabilité, on ne peut pas sortir de la radicalisation. Il faut avoir le courage d’ouvrir les yeux et d’assumer les conséquences », écrit-elle. Elle a dû réapprendre à vivre, « comme un bébé car Daesh avait détruit la fille que j’étais avant ». Cela signifie retrouver le mode d’emploi de la prise de décisions, retrouver son libre arbitre.
Daesh joue habilement sur les fragilités de l’adolescence: révoltes, repli sur soi, et mise en danger. « La stratégie des islamistes, souligne Hicham Abdel Gawad, est d’enfoncer le jeune dans ces attitudes plutôt que de l’en sortir. On passe insidieusement d’une révolte à l’égard d’injustices à une révolte contre le monde occidental ».
La contre-offensive, pour cet ancien salafiste, c’est de proposer un retour à un réel plus attractif. Il fait allusion à l’héritage historique islamique, aux sports extrêmes dont la pratique permet d’éprouver la mise en danger autrement que par un attentat suicide ou le combat.
Entrer en empathie pour convaincre
« Si on veut que les jeunes vivent leur religion intelligemment, alors il faut leur apprendre intelligemment », assument les deux auteurs. Les jeunes musulmans rejettent celui qui veut leur « faire la morale » et ils confondent religion et croyances, ce qui est mal vécu. Les deux auteurs se sont rendus dans de nombreuses écoles à la rencontre de ces jeunes. « Le vécu de Laura a désamorcé le côté “On nous fait la morale grave!” et moi j’étais perçu comme un coreligionnaire ». Le conseil de l’ex-salafiste: « entrez en empathie avec ceux que vous voulez convaincre en leur proposant de co-construire ensemble, d’apprendre d’eux comme ils vont apprendre de vous. S’ils ne se sentent pas respectés, ils bloquent tout de suite et aucun dialogue n’est possible. » L’enjeu est de réhabituer les jeunes à comprendre le fait religieux et à se réapproprier les textes avec l’éclairage de femmes et d’hommes travaillant dans cette perspective contemporaine. Il est plus que temps.
(1) Laura Passoni avec Catherine Lorsignol, Au cœur de Daesh avec mon fils, Toulouse, La Boîte à Pandore, 2016, 200 p.
(2) Hicham Abdel Gawad, Les questions que les jeunes se posent sur l’islam. Itinéraire d’un prof, Toulouse, La Boîte à Pandore, 2017, 322 p.