La laïcité est incluse de diverses manières au sein des états et de leur constitution, à travers la planète. Dans son dernier livre, le juriste Vincent Depaigne (1) compare le droit constitutionnel européen et asiatique, en matière de laïcité, de religion, de culture. De quoi nous éclairer sur notre propre vision de la laïcité et cogiter sur le dé cit de légitimité de la laïcité.
Vous partez du principe qu’on as siste aujourd’hui à une crise de la laïcité, qui serait liée à un déficit de légitimité de l’État. Expliquez-nous.
Ce que je décris dans mon livre, c’est la transition d’une légitimité de l’État que j’appelle traditionnelle vers une légitimité moderne. La première était largement fondée sur des cultures traditionnelles où la religion avait un rôle prédominant et déterminant. La légitimité moderne, que Max Weber appelle “légale-rationnelle” de façon très parlante signifie que c’est un système rationnel, légal, mais qui est essentiellement procédural. Il y a une sorte de manque laissé par cette transition de la tradition vers la modernité qui n’a pas été entièrement rempli. C’est ça la crise de la légitimité.
Je vois deux réponses à cette crise. La première est de dire: la religion est derrière nous, elle va disparaître dans un progrès, on rentre dans un monde qui sera entièrement ou presque laïcisé et il y a un nouveau modèle que l’on pourrait appeler républicain – laïque. Certains penseurs comme Rousseau parlaient déjà de religion civile. Certains voyaient aussi le communisme comme une religion séculaire. Donc je pense qu’un des dangers auquel la laïcité fait face aujourd’hui, c’est de se transformer en nouvelle religion. L’autre réponse, c’est ce qu’on voit avec le retour à la tradition. Ce qu’on appelle le retour du religieux, le populisme ou le nationalisme. L’idée de revenir à une forme traditionnelle qui en fait n’existe plus. C’est là que se situe le manque de légitimité: d’un côté il n’y a pas vraiment de forme qui remplace l’ancienne tradition, et de l’autre le retour à la tradition s’avère impossible ou impraticable.
Il faudrait donc inventer une troisième réponse face à cette crise?
Mon livre ne va pas jusque-là. J’essaie de décrire différents modèles, européens et asiatiques. J’essaie d’ouvrir des pistes, mais je ne propose pas de nouveaux modèles. J’essaie de décrire les mécanismes et l’histoire de ce phénomène.
La laïcité doit permettre d’éviter la domination d’une culture ou d’une religion sur les autres.
Dans votre livre, vous comparez trois modèles différents de laïcité constitutionnelle: la France, l’Inde et la Malaisie. Quelles sont les grandes différences entre ces trois pays qui se disent laïques?
Ces trois modèles nous ramènent à la question: comment répond-on à ce déficit de légitimité? Que met-on dans ce manque? Le premier modèle, c’est la France. Un modèle que j’appelle neutre ou “de déplacement de la culture”. On met la culture ou la religion de côté. En France, la religion catholique était historiquement dominante et on l’a mise à l’écart du système politique. On essaie de construire quelque chose de nouveau. Il y a une langue qui est promue: le français. Et une culture nationale française qui est promue. Mais avec une vision non traditionaliste. C’est une culture qui doit inclure, donc une culture fondée sur l’égalité des citoyens. Mais il y a malgré tout une forme d’impasse dans la mesure où la culture traditionnelle revient. C’est ce que j’appelle la nationalisation de la laïcité. On voit par exemple la récupération de la laïcité par le Front national. C’est l’idée qu’il y a un modèle national de laïcité. La culture revient de façon négative: ceux qui n’acceptent pas le modèle de laïcité français, donc les cultures étrangères, doivent être exclus du modèle national puisqu’ils n’acceptent pas la laïcité telle qu’elle est établie. Et ça, ça va à l’encontre de l’idée d’universalité de la laïcité. Une laïcité qui doit justement permettre d’éviter la domination d’une culture ou d’une religion sur les autres. Donc il y a une forme de paradoxe, de contradictions, dans ce modèle.
Votre deuxième modèle, c’est l’Inde. Qu’estce qui fait la spécificité de la constitution laïque indienne?
Le modèle indien est intéressant parce que la laïcité est véritablement un principe fondateur. La Constitution a été établie en 1948, et à ce moment-là, le modèle de la laïcité était vu comme une façon de réunifier un pays divisé entre musulmans et hindous, au travers d’un principe supérieur. Cette laïcité a été immédiatement vue comme pluraliste, une façon d’assurer la coexistence de différentes religions. C’est un modèle qu’on voit aussi en Europe dans certains pays de pluralisme religieux. En Inde il est très approfondi parce qu’on accepte aussi que le droit personnel de certaines religions soit maintenu, notamment le droit personnel musulman. Mais en Inde, la laïcité montre ses limites. Elle a été très attaquée par les nationalistes hindous, qui estiment que ces multiculturalismes favorisent les minorités, notamment la minorité musulmane. On ne touche pas au droit personnel musulman même s’il est inégalitaire, alors qu’on a réformé le droit hindou. Les hindous nationalistes se prétendent les vrais laïques parce qu’eux sont pour un droit civil unifié. Ce qui n’est pas le cas pour le moment, en Inde le droit civil est divisé entre religions. Les Hindous disent qu’ils veulent un Code civil unifié, comme en France.
En Inde, pays au pluralisme religieux, la laïcité est un principe fondateur mais le droit personnel de certaines religions est maintenu.
Mais où la religion hindoue serait prioritaire?
L’Inde pose vraiment la question du rapport entre majorité et minorité. Il y a une résistance du côté musulman à ce que la majorité hindoue impose son point de vue sur la minorité. Il y a un conservatisme au sein de cette minorité musulmane. Mais le problème, ce n’est pas tant la réforme que le fait qu’elle soit imposée par la majorité. Les musulmans disent: laissez-nous travailler nous-mêmes sur cette réforme. C’est à nous, musulmans, de décider comment on réforme.
Troisième modèle que vous étudiez: la Malaisie. La constitution malaisienne est laïque au départ… mais le pays est touché par un phénomène de désécularisation?
La Malaisie, c’est un modèle assez peu connu mais où l’histoire consti- tutionnelle est intéressante. C’est une commission de juristes, étrangers pour la plupart, qui a fait un premier pro- jet de constitution. Ici, la laïcité est une laïcité par défaut parce que c’est un pays multiculturel, comme l’Inde et comme la plupart des pays d’Asie du Sud-Est. Il y a donc une majorité malaise musulmane, mais aussi une minorité importante chinoise (plu- tôt bouddhiste ou avec des traditions confucéennes) et une autre minorité indienne tamoule (plutôt hindoue, hindouiste ou chrétienne). La Malaisie est formellement un État laïque, mais avec l’islam comme religion d’État. En Europe, on retrouve aussi des pays dont le droit est largement laïque ou laïcisé, mais où il y a toujours une reli- gion d’État. Le fait même qu’il y ait une religion d’État n’est donc pas en soi un obstacle à la laïcité de l’État : les citoyens dans la constitution malai- sienne ont tous les mêmes droits fondamentaux, il y a une égalité de tous devant la loi, indépendamment de leur religion. Cela dit, dès le départ, la majorité malaisienne avait un statut spécial. C’était à la fois laïque, mais avec un système que j’appelle asymé- trique où il y a une communauté, une tradition malaisienne qui est main- tenue. On veut que l’État garde un peu cette tradition malaisienne cultu- relle de départ. L’islam étant religion d’État, dès le départ la dimension isla- mique existe et elle s’est accrue avec le temps. De plus en plus, la dimension islamique, musulmane de la majorité malaisienne, apparaît dans l’évolution constitutionnelle de la Malaisie.
Ce qui entraîne des discriminations. En Malaisie, les personnes qui veu lent quitter l’islam par exemple sont persécutées?
Oui. La constitution reste en place, mais le contrôle du droit musulman a de plus en plus été transféré aux cours musulmanes. Ce n’est pas tant pour les autres citoyens que pour les citoyens musulmans que cette désécularisation pose problème. Un musulman qui veut changer de religion, en Malaisie, devra demander l’accord des cours qui appliquent la charia… bien que normalement les cours laïques, comme la cour constitutionnelle, ont le dernier mot. Mais il y a une sorte d’autocensure des cours en Malaisie qui évitent d’enfreindre ce qui est vu comme une compétence des cours de la charia.
(1) Vincent Depaigne coordonne le dialogue dit Article 17 entre la Commission européenne, les Églises, les associations religieuses, les organisations philosophiques et non confessionnelles. Il est aussi chercheur en droit et auteur du livre Legitimacy gap – Secularism, Religion, and Culture in Comparative Constitutional Law, Oxford University Press, 2017.