Espace de libertés – Février 2018

« Vous ne nous remplacerez pas »


Dossier

La présence d’une droite radicale forte sur le sol américain fait froid dans le dos. Les suprémacistes blancs sont venus rappeler la virulence de leurs actions l’été dernier, mais ils ne sont pas les seuls. Plongée dans une constellation nauséabonde.


Il a fallu les violences en août dernier à Charlottesville, une petite ville universitaire de l’État conservateur de Virginie, pour que le monde prenne la mesure de la résurgence de l’extrême droite aux États-Unis. Les images de manifestants haineux brandissant le drapeau nazi et scandant « Jews will not replace us », la mort d’une contre-manifestante heurtée par une voiture bélier et les procrastinations de Donald Trump ont fait de ces événements un partage des eaux médiatiques. Il y a désormais un avant et un après Charlottesville.

Et pourtant, depuis des années, les principales associations de lutte contre la haine, l’Anti-Defamation League (ADL) et le Southern Poverty Law Center (SPLC), mais aussi le FBI, avaient mis en garde contre la montée en puissance des extrémistes de droite. Absorbés par leur couverture du terrorisme islamique, les médias en parlaient peu, alors que les nervis d’extrême droite étaient responsables de la grande majorité des crimes de haine commis sur le territoire des États-Unis.

L’extrémisme blanc est une constante du panorama politique américain. Il couve sous les cendres et, à intervalles réguliers, se manifeste brutalement. Comme lors de l’attentat contre un bâtiment fédéral d’Oklahoma City en 1995, qui fit plusieurs centaines de victimes. Comme en juin 2015, avec l’assassinat de neuf Afro-Américains dans une église de Charleston (Caroline du Sud) par un jeune suprémaciste blanc, déterminé à déclencher « une guerre raciale ».

Des groupuscules racistes

Depuis des années, une constellation de groupes extrémistes – nazis, milices armées « patriotiques », groupes anti-étatiques, adorateurs d’Odin, chrétiens identitaires, skinheads racistes – s’agite, complote et s’entraîne. Sur les marges du système, voire dans une totale illégalité, au sein de groupes criminels organisés. Mais pour la première fois depuis des décennies, l’extrême droite se voit comme une « alternative » populaire, comme en témoigne le terme dont aujourd’hui elle s’affuble, Alt-Right. Une alternative non seulement à l’élite globalisée, multiculturelle, libérale et laïcisée, représentée par le Parti démocrate, mais aussi à la droite conservatrice traditionnelle incarnée par les notables du Parti républicain, qualifiés vulgairement de cuckservatives (littéralement « conservateurs cocus »).

Cet activisme est en partie lié à la victoire de Barack Obama en 2008, qui fut perçue comme une provocation dans ces milieux où l’on n’a jamais accepté les lois sur l’égalité raciale du début des années 1960. L’émergence de la droite radicale s’explique aussi par l’impact de la crise économique de 2007-2008, qui a eu un effet corrosif sur le « contrat social américain », en particulier dans les États de la « ceinture de la rouille » (Ohio, Pennsylvanie, Michigan), frappés par la désindustrialisation. Elle confirme non seulement la rupture d’une partie de la population ouvrière blanche avec l’idéologie libérale du Parti démocrate, mais aussi l’effet de la radicalisation du Parti républicain, sous l’influence du Tea Party. Apparue en 2009, cette faction populiste du Grand Old Party a ouvert les vannes de l’extrémisme, une dérive largement favorisée par la « machine de bruit » conservatrice, Fox News, Rush Limbaugh, Alex Jones, qui ont « normalisé » un discours clivant, conspirationniste, gorgé de fake news.

Par ailleurs, à l’ombre du Premier amendement de la Constitution, qui protège le discours de haine, Internet et les réseaux sociaux ont fourni à l’extrême droite, traditionnellement ostracisée par les grands médias, une plateforme exceptionnelle. Ces dernières années, la prolifération et la popularité de sites nazis comme Stormfront ou The Daily Stormer, ou populistes, comme Breitbart News, auraient dû être perçues comme l’indice d’un basculement.

© Olivier Wiame

De nouvelles motivations

L’islamophobie a été un puissant instrument de cette mobilisation extrémiste. Le suprémacisme blanc, traditionnellement et virulemment antisémite, a exploité l’agit-prop développée par les chefs de le du « contre-djihadisme », comme Pamela Geller ou David Horowitz, pour agiter le spectre d’une menace islamique imminente contre la population blanche. Il a récupéré la thèse du « choc des civilisations », développée dans un contexte académique par le professeur Samuel Huntington, pour alimenter une angoisse identitaire plus large, liée aux prévisions démographiques qui annoncent une perte inéluctable du statut majoritaire des Blancs « caucasiens ». « L’idéologie suprémaciste est dominée par l’idée que les Blancs sont condamnés à l’extinction par une marée montante de non-Blancs (NDLA: hispaniques en particulier) contrôlés et manipulés par les Juifs », écrit l’ADL dans son rapport Avec la haine dans leurs cœurs, paru en 2015. « La diversité, c’est le génocide des Blancs », clament les suprémacistes.

En 2016, la candidature de Donald Trump est venue se greffer sur cette affirmation d’un tribalisme blanc. En stigmatisant les migrants, en s’en prenant aux musulmans, en dénonçant l’activisme noir, le milliardaire new-yorkais a tiré parti des ressentiments et du malaise de cette majorité de Blancs qui, selon un sondage de la radio publique NPR en octobre 2017, estiment que leur « communauté » est victime de discrimination. Par ses discours de campagne et ses tweets « décomplexés », Donald Trump a par ailleurs contribué à encanailler la parole publique, un élément essentiel à la banalisation de l’extrémisme.

Officiellement, le président s’est dissocié du suprémacisme blanc. Mais sa victoire, son discours et son style ont eu un effet d’aubaine pour les extrémistes de droite. « Donald Trump, c’est la meilleure chose qui pouvait nous arriver », se sont exclamés des leaders de l’Alt-Right. Bien que ces milieux, généralement antisémites, n’apprécient guère ses liens avec Israël ni l’union de sa fille Ivanka avec Jared Kushner, figure éminente de la communauté juive orthodoxe de New York, ils estiment que Trump leur ouvre un boulevard. « Il n’est peut-être pas fasciste », écrit David Neiwert, auteur du livre Alt­-America, « mais c’est un personnage autoritaire qui, intentionnellement ou non, est en train de dynamiser les éléments protofascistes qui existent au sein de la société ».

Retour de la bête?

L’Alt-Right reste une nébuleuse groupusculaire, brouillonne et chamailleuse. Entre Steve Bannon, ancien conseiller de Donald Trump et patron de Breitbart News, qui se définit comme un « nationaliste économique », Richard Spencer, le directeur du National Policy Institute, partisan d’un État ethnique blanc, et Andrew Anglin, fondateur du site néonazi, The Daily Stormer, il y a plus que l’épaisseur d’un hamburger. Toutefois, la convergence entre une présidence populiste et une extrême droite en marche amène les milieux démocratiques à sonner le tocsin.

Deux livres sont redevenus des best-sellers: Impossible ici, de Sinclair Lewis, paru en 1935, et Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth, publié en 2004. Ils décrivent tous deux la victoire d’un leader fasciste aux États-Unis dans les années 1930-1940. Excessif ? Sans doute, car les États-Unis disposent d’institutions solides et d’une société civile engagée, mais la visibilité et l’agressivité de l’extrême droite, braillarde, lourdement armée, convaincue d’être l’avant-garde prophétique d’une « tribu blanche » menacée, sont un révélateur des menaces qui pèsent aujourd’hui sur la démocratie américaine.

Et, par ricochet, sur les démocraties européennes. Les interactions transatlantiques des groupes extrémistes sont intenses, en effet. Anders Behring Breivik, l’auteur de l’attentat d’Oslo et du massacre d’Utoya en 2011, et Thomas Mair, l’assassin de la députée travailliste britannique Jo Cox en 2016, étaient en phase avec les suprémacistes blancs américains. De son côté, l’extrême droite américaine s’inspire d’exemples européens. Ainsi, en décembre dernier, le magazine The New Yorker consacrait un long papier aux « origines françaises du nationalisme blanc américain », citant en particulier Renaud Camus et Alain de Benoist. Charlottesville n’est pas une exception américaine, mais le révélateur de cette vague brune qui, de nouveau, menace l’ensemble du monde.