Espace de libertés | Mai 2018

Atmosphère poubelle et droits souillés


Dossier

Parmi les gros enjeux environnementaux contemporains, celui du réchauffement climatique, est l’un des plus épineux. Les répercussions sur les populations et leurs droits sont multiples, ainsi que sur la biodiversité et la viabilité de la planète. Interview de Jean-Pascal van Ypersele, climatologue, ancien vice-président du GIEC et professeur à l’UCL (1).


Actuellement, quelles sont les analyses et les projections an matière de réchauffement climatique?

La première chose, ce n’est pas nouveau, c’est que le climat se réchauffe bel et bien. En moyenne mondiale, la température a augmenté d’à peu près un degré Celsius depuis la période préindustrielle et continue à croître. Le niveau des mers s’est élevé au cours des 100 dernières années d’une bonne vingtaine de centimètres, car l’eau des océans se dilate, les glaciers fondent et les calottes glaciaires commencent à fondre également. Les vagues de chaleur se multiplient dans bien des régions du monde, avec des chiffres qui sont quand même très inquiétants:54 degrés l’an dernier, en Asie, au Moyen-Orient, notamment. Les pluies très intenses se multiplient, puisque quand le climat se réchauffe, il y a plus de vapeur d’eau qui s’évapore des océans, ce qui favorise les inondations. Or, ce sont les évènements extrêmes de ce genre qui ont les pires conséquences. Tout cela affecte de plus en plus de monde, que ce soit au travers de l’agriculture et de l’insécurité alimentaire qui croît dans certaines régions. Que ce soit sur la santé, on se souvient de l’été caniculaire de 2003 qui a quand même tué chez nous plus de 1 200 personnes, et en Europe 70 000 au total en 15 jours!

Les schémas que l’on voit parfois par rapport à la Belgique, avec une montée des eaux jusqu’à Malines, sont-ils réalistes?

Cela dépend à quelle échéance on se place. Quand nous avons publié ces cartes-là il y a quelques années, avec notamment celle de 8 mètres d’élévation de la mer d’ici l’an 3000, qui montre que presque un tiers du territoire flamand et 13%du territoire belge, serait sous eau à moins d’efforts de protection supplémentaires, beaucoup de gens nous ont dit, l’an 3000, c’est très loin. Ce à quoi, je répondais:on a quand même fêté le millième anniversaire d’un certain nombre de villes en Belgique, dont Bruxelles. Et donc, 1 000 ans, je crois que c’est encore une échelle humaine. Mais tous les articles qui ont été publiés au cours des 5 dernières années montrent que l’élévation du niveau des mers risque de se produire beaucoup plus vite que ce que l’on pensait quand on a publié ces cartes. On pourrait très bien arriver à 5 mètres dans les 300 ans qui viennent, si pas avant!Notamment parce que les calottes glaciaires sont en train de fondre de manière accélérée. Il ne faut pas oublier que ces dernières représentent quand même à peu près 6 mètres d’élévation du niveau des mers rien que pour le Groenland et une bonne soixantaine de mètres pour l’Antarctique. Au total, c’est quasi 70 mètres, sur le long terme. Il n’y aura certainement pas 8 mètres en 2100. Par contre, les projections que le GIEC donnait dans son rapport de 2013 étaient de plus 30 centimètres à 1 mètre pour 2100. Sur la base des articles publiés depuis 2013, je crains que l’on atteigne des chiffres bien supérieurs si les émissions ne sont pas maîtrisées. Et donc, oui, je crois que nos régions ne sont pas à l’abri d’une menace sérieuse liée à l’élévation du niveau des mers. Et ce ne sera pas facile de s’en protéger.

Les décideurs politiques et les personnes qui peuvent finalement prendre des décisions pour agir, sont-elles assez conscient.e.s de cette urgence, de l’ampleur de la problématique?

Aujourd’hui, je crois que la réponse est non… Enfin dans leur ensemble. Il y a des exceptions évidemment. Si vous parlez à Al Gore, vous serez convaincu de sa détermination à faire avancer les choses et de l’ampleur du défi. Mais ce n’est pas le cas de l’immense majorité des décideurs politiques.

C’est un peu là que le bât blesse finalement?

Le manque d’ambition climatique de la plupart des décideurs est certainement l’un des grands endroits où le bât blesse. Une des difficultés est que le climat évolue relativement lentement, même si cela devient de plus en plus visible aujourd’hui et atteindra toute son acuité d’ici quelques dizaines d’années. Mais dans tellement de domaines, l’on ne prend des mesures de prévention qu’après qu’un accident grave se soit passé.

Sauf que dans ce cas-ci, l’on devrait prendre des mesures très rapidement, vu que les émissions de CO2actuelles auront encore des effets longtemps…

Oui, le CO2a le très mauvais goût de s’accumuler dans l’atmosphère durant des décennies, c’est un polluant de stock. Entre 15 et 40%du CO2que l’on émet aujourd’hui sera encore là dans 1000 ans!Je pense que c’est d’ailleurs quelque chose que pas mal de décideurs n’ont pas encore compris. Certains s’imaginent sans doute que si un jour le problème climatique devenait trop grave, on pourrait peut-être, grâce à la technologie de ce jour-là, arrêter les émissions et que le problème disparaîtrait. Ils oublient que le CO2émis depuis la révolution industrielle a épaissi la couche isolante autour de l’atmosphère pour très longtemps.

La montée des mers entraîne systématiquement des mouvements de population, c’est aussi l’une des conséquences de la problématique environnementale?

Oui bien sûr. C’est certainement un facteur, mais le risque qui est subi, que ce soit par une population ou par des écosystèmes, est le produit de trois facteurs. Il y a d’abord l’aléa, donc du phénomène lui-même et la probabilité qu’il arrive. S’y ajoute la vulnérabilité, dans ce cas socio-économique, puisque ce sont les pauvres les plus vulnérables qui migrent. Et enfin vient l’exposition au risque, c’est-à-dire soit la taille de la population exposée, soit la quantité d’infrastructures ou des populations animales exposées au risque en question. De toute façon, à un moment donné, quand l’eau est là, forcément on bouge et je pense qu’il y aura des migrations en Belgique.

C’est aussi un peu étrange que cela ne soit pas davantage anticipé, parce que c’est demain finalement, ce sont nos descendants qui seront concernés?

C’est demain, mais c’est surtout au-delà de la prochaine élection, au-delà du prochain rapport aux actionnaires, pour les entreprises. Parce qu’on a beaucoup parlé des acteurs politiques, qui ont une très grande responsabilité pour créer le cadre incitatif et réglementaire, mais les acteurs économiques ont leurs responsabilités aussi. La plupart des grandes entreprises continuent à émettre du CO2et d’autres gaz à effet de serre comme si de rien n’était, en obéissant juste à la réglementation européenne en service minimum, alors qu’elle n’est tout de même pas très ambitieuse. Elles ont une grande responsabilité pour sortir de la dépendance aux combustibles fossiles. Cela aurait d’ailleurs un impact positif, tant en termes de manne d’emplois que de recherche et développement. Ça permettrait de remettre en action l’économie. Je pense que la Chine l’a compris et qu’ils vont devenir les leaders des technologies vertes, beaucoup plus rapidement qu’on ne le pense.

Pourquoi l’Europe ne se positionne-t-elle pas davantage comme l’a fait la Chine?

Pendant un certain nombre d’années, elle l’a fait!Mais elle est en train de perdre son leadership. L’une des difficultés, c’est la prise de décision à l’unanimité en Europe. Alors qu’en Chine, les décisions adoptées par le pouvoir sont appliquées sans contestation possible, à tous les échelons. L’Europe n’a, par exemple, toujours pas mis à jour ces plans suite à l’Accord de Paris, qui date d’il y a deux ans et demi, ce qui est quand même incroyable. Rester bien en dessous de deux degrés implique au niveau mondial de réduire les émissions nettes à zéro aussi tôt que possible après 2050. Et donc forcément, cela signifie pour l’Europe – qui fait partie des pays historiquement les plus pollueurs – des réductions encore plus rapides. La Convention sur les changements climatiques, pour des raisons éthiques, impose aux pays développés de réduire davantage leurs émissions, et plus vite que ne doivent le faire les pays en développement.

© Stripmax

Vous avez un jour affirmé: «Quasiment rien n’est fait pour empêcher d’utiliser l’atmosphère comme une grande poubelle», c’est une image forte!

«Une grande poubelle», oui je dis ça de temps en temps. Le CO2a aussi le mauvais goût d’être invisible. Pourtant, statistiquement, nous en émettons 12 tonnes par an en Belgique, soit une tonne par mois. Si c’étaient des particules carbonées, elles seraient visibles, pour le moins au moment de l’émission. Le smog par exemple, la pollution de l’air, se voit quand c’est à grande échelle. Mais le CO2est invisible, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de répercussions sanitaires. Une récente étude expérimentale chez l’homme suggère un effet du CO2sur la performance psychomotrice (prise de décision, résolution de problèmes) à partir de 1 000 ppm.Imaginez le jour où l’on aurait 1 000 ppm de CO2dans l’atmosphère:on n’aurait plus beaucoup d’endroits où se réfugier, et ouvrir une fenêtre pour l’évacuer ne servirait plus à rien. Or une telle concentration en CO2correspond à ce que nous aurions à la fin du siècle dans le scénario supérieur du GIEC, dit RCP 8.5. Ce qui veut dire qu’effectivement à ce moment-là, non seulement on aurait des effets climatiques, mais une atmosphère qui donne un mal de tête à tout le monde. Mais est-ce qu’on imagine cela?Que ferait-on?Acheter de l’oxygène, comme en Chine où les gens riches ont des purificateurs d’air chez eux?Cela coûte très cher!Et donc, encore une fois, ça pose la question de l’égalité des droits pour quelque chose d’aussi fondamental en l’occurrence que respirer.

Au niveau des répercussions sur nos droits fondamentaux, on vient de parler des mouvements de populations. Il y a-t-il d’autres droits qui risquent d’être impactés?

Oui, notamment le droit à la santé. Un environnement malsain, que ce soit parce que l’air ou l’eau sont pollués ou parce que le climat est moins vivable qu’auparavant, est défavorable à une bonne santé. Sans oublier les effets climatiques sur l’agriculture, qui dans certains pays constitue la principale activité économique et donc la possibilité de sortir de la pauvreté. À certains endroits, le droit à l’éducation peut aussi être menacé, de même que l’égalité des sexes. Pensez à ces femmes, à ces enfants en Afrique qui doivent aller chercher du bois très loin pour se chauffer et surtout pour cuisiner. Si ce bois devient plus rare, cette corvée va encore augmenter, et ce temps-là ils ne l’auront plus pour aller à l’école ou d’autres activités. Les répercussions se marquent donc également au niveau du droit à la santé, à l’éducation, à la dignité humaine, mais aussi du droit à vivre en paix.

Vous affirmez encore que nous risquons de léguer un monde moins habitable à nos enfants. Cela pose question d’un point de vue moral. Mais au niveau des mécanismes de protection juridique, ne pourrait-on pas agir au nom du droit supérieur de l’enfant?

Tout à fait. Je participe à des discussions avec des juristes pour réfléchir à la manière dont les changements climatiques pourraient être mieux pris en compte dans le système très complexe de la gouvernance en Belgique. Il y a aussi les discussions en France sur les modifications de la constitution pour y inclure les changements climatiques et environnementaux. Effectivement, je crois que le droit constitue l’une des pistes à explorer. J’ai également travaillé l’an dernier pour l’Unesco en vue de préparer une Déclaration sur les principes éthiques, en relation avec les changements climatiques, et bien sûr le droit des générations futures est au cœur du propos.

Je dis souvent qu’il n’y a pas de solution au changement climatique, il n’y a que des éléments de solutions partielles qui, mises ensemble, permettront peut-être de résoudre le problème. Il faut voir la convention Climat, l’accord de Paris et le processus des COPs qui sont autour, comme des cadres dans lesquels l’action est possible, mais ce n’est pas là que se situe l’action. L’action, elle se fait sur le terrain, au niveau des pays, des villes, des communes, des associations, de la recherche universitaire et de chaque citoyen.

 


(1) Co-auteur avec Thierry Libaert et Philippe Lamotte du livre Une vie au cœur des turbulences climatiques, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2015