Espace de libertés | Mai 2018

La contradiction de la politique agricole


Dossier

L’Occident a une longue tradition de domination voire de domestication de la nature, fort éloignée de la sagesse teintée de respect de certaines cultures animistes. Une approche qui s’est notamment traduite par le développement d’un modèle agricolequi, sous prétexte de nourrir une population en expansion,autorise toutes les dérives environnementales. Au point de, paradoxalement, menacer la souveraineté alimentaire mondiale.


En Belgique et en Europe, les exploitations agricoles familiales disparaissent les unes après les autres, notamment faute de repreneurs. Production vendue à perte, taxes, scandales à répétition:les agriculteurs sont les premières victimes d’un modèle agricole productiviste, largement imposé par la PAC (politique agricole commune). Un choix qui a une influence sur le droit à l’alimentation, inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme. Comme l’explique Olivier De Schutter, ce droit suppose deux réalités:«Si l’homme se nourrit grâce à sa production, il doit avoir accès à une terre ainsi qu’aux semences appropriées. Et s’il ne la produit pas, il doit pouvoir disposer des moyens suffisants pour l’acheter.»Deux évidences qui sont loin d’être monnaie courante dans certains pays. Mais le droit à l’alimentation suppose aussi la notion de qualité. Or il semblerait que ce soit désormais la quantité qui prime. Au sortir de la guerre, promouvoir une agriculture intensive pour ne plus jamais exposer les populations à la famine faisait sens. Aujourd’hui – et quelques catastrophes environnementales et sanitaires plus tard – le paradigme n’a plus de raison d’être. D’autant plus que les nombreux excédents alimentaires au Nord montrent qu’on a largement de quoi nourrir la planète.

La lente disparition de la biodiversité

Le modèle intensif agricole que nous connaissons aujourd’hui en Europe nous vient des États-Unis. Son but était de garantir une production à grande échelle, mais aussi de permettre l’écoulement des produits américains sur le marché européen. Parmi ceux-ci, les pesticides, généreusement utilisés par l’agriculture intensive. Pourtant, dès 1962, la biologiste Rachel Carson démontrait déjà leur impact négatif sur l’environnement. Malgré tout, 50 ans plus tard, leur usage n’a pas diminué. Les céréales sont traitées aux pesticides pendant leur temps de séchage. Des résidus se retrouvent dans le pain, les farines, les mueslis. Les fruits et légumes non bio comportent tous des traces à divers degrés. Quant au vin français, il contient lui aussi un cocktail de plusieurs pesticides auxquels s’ajoutent jusqu’à 70 additifs chimiques (1). Avec des conséquences sur la faune:raréfaction des batraciens, des insectes, des petits mammifères, des renards, mais aussi des oiseaux, dont plusieurs espèces commencent à disparaître. La pollution s’étend aux sols, aux sous-sols, aux rivières et s’infiltre jusque dans les nappes phréatiques et les cours d’eau souterrains. Avec un risque pour les plantes, les algues et les écosystèmes. Comme le résume Gérard Choplin (2), policy officerchez Via Campesina, une organisation paysanne, «après 90 000 ans de chasse-cueillette, 10 000 ans d’agriculture et surtout 200 ans de civilisation thermo-industrielle, l’homo sapiensa épuisé la planète et radicalement changé ses équilibres climatiques et biologiques. La sixième grande extinction de la biodiversité, extrêmement rapide, pourrait avoir aussi raison de l’espèce humaine. Plus de 50%du nombre de mammifères, nos cousins proches, ont déjà disparu ces quarante dernières années et notre agriculture moderne a fait disparaître 75%du patrimoine génétique agricole du XXe siècle.»

La question des terres

Les surfaces dédiées à l’agriculture ne cessent de diminuer, pour des usages souvent rémunérateurs économiquement, alors que les terres agricoles sont essentielles.

Il y a 11 ans, la Belgique intégrait dans sa Constitution la notion de développement durable (3). Mais rien de réellement contraignant n’a été mis en place dans la législation. En mars dernier, le FIAN, une organisation de lutte pour le droit à l’alimentation,s’inquiétait dans un rapport (4) de l’augmentation de l’artificialisation des sols. Indirectement, c’est le manque de volonté politique qui est aussi pointé par l’étude, qui dénonce le manque de soutien à l’agriculture familiale et locale. Les surfaces dédiées à l’agriculture ne cessent de diminuer, pour des usages souvent rémunérateurs économiquement, alors que les terres agricoles sont essentielles à la souveraineté alimentaire, à la production de nourriture, à la sauvegarde de la biodiversité, mais aussi à la lutte contre le réchauffement climatique. Sans parler de la question de l’accaparement des terres, une problématique qui touche plus particulièrement les paysans du Sud, mais dont les conséquences sont identiques:la diminution de la surface des terres agricoles. Au niveau européen, la PAC et les subventions qu’elle accorde aux hectares supplémentaires favorisent aussi cette tendance. Entre 2003 et 2013, 30%du nombre d’exploitations agricoles a disparu. Et comme le souligne Astrid Bouchedor, chargée de recherche et de plaidoyer au FIAN, «c’est toute une profession, celle qui a pour fonction de nourrir la population, qui est dans une situation économique de plus en plus précaire, ce qui représente aussi une violation du droit à l’alimentation. Et à l’autre bout de la chaîne, les consommateurs sont empêchés d’avoir accès à une alimentation de qualité. Et cette diminution des terres agricoles augmente le risque d’en manquer pour produire la nourriture, et nous condamne à importer… alors qu’il faut développer des systèmes résilients, qui permettent à la population de s’alimenter».

La science, au service de l’agro-industrie?

Yves Somville, le président de la Fédération wallonne des agriculteurs nuance néanmoins:«La Belgique n’a pas un schéma d’agriculture industrielle, mais plutôt d’agriculture conventionnelle, qui est liée au sol. Je déplore qu’on critique tant l’élevage bovin:ce type d’agriculture mixte-élevage est fondamental pour l’équilibre des sols, car une terre qui n’a pas suffisamment de matière organique va s’éroder plus facilement et se déséquilibrer. Mais ce type d’agriculture est en train de disparaître.»Il est vrai qu’ici aussi, notre politique agricole est largement déterminée par la PAC. Outre sa politique de primes, l’Europe a instauré, au début des années 1970, un catalogue officiel des variétés de fruits et légumes pouvant être commercialisées. Un répertoire qui rassemble surtout des espèces standardisées et qui résistent aux conditions actuelles de culture, notamment à l’usage de pesticides… Ce répertoire est responsable de la disparition d’un grand nombre de semences paysannes dont l’évolution, peu stable et peu homogène, les empêche d’être commercialisées, et donc, cultivées. C’est tout un écosystème qui s’en trouve fragilisé alors que, dans le même temps, des recherches scientifiques sur les semences se poursuivent pour les rendre plus performantes. «Aujourd’hui, le fameux gène Terminator est interdit en Europe, précise Yves Somville, mais les pressions des semenciers existent et il faut être extrêmement vigilant.  Ce sont des semences qui sont supposées être résistantes, mais qui ont aussi le pouvoir de rendre les plantes stériles et d’obliger les agriculteurs à racheter les semences chaque année…»Soutenue par de gros groupes industriels, l’idée se répand qu’une «agriculture intelligente»serait une solution d’avenir. Celle-ci n’exclut pas l’agro-industrie, pourtant pointée du doigt pour son empreinte carbone, mais elle envisage l’introduction de la technologie dans l’agriculture. Le champ de l’agriculteur deviendrait alors un véritable terminal où, grâce à l’informatique, celui-ci saurait quoi planter et à quel moment… mais deviendrait aussi ultradépendant des technologies nouvelles en matière d’agriculture où le moindre piratage informatique risquerait de plonger dans la famine une population qui a perdu la capacité de produire elle-même son alimentation.

© Stripmax

Et la santé du consommateur?

«En Europe, la résistance des bactéries aux antibiotiques tue environ 25.000 personnes par an. […] Or, le problème vient pour une part non négligeable de l’utilisation massive d’antibiotiques dans les grands élevages industrialisés […] Aujourd’hui, le lien entre pesticides et le nombre de cancers et de maladies neurologiques ne fait plus de doute et commence à être reconnu par les caisses d’assurance maladie» (5). Dans les pays du Sud, la désertion des campagnes et l’urbanisation galopante modifient la manière de s’alimenter d’une population qui a désormais accès à des produits gras, sucrés, salés, à forte teneur énergétique et à faible taux de nutrition. Ce mode d’alimentation, issu de nos sociétés industrialisées, a des conséquences sur la santé:surpoids, diabète, cancers, maladies cardio-vasculaires et cholestérol. Un double fardeau pour certains, qui passent d’une situation de sous-nutrition à celle de malnutrition…

Heureusement, des mouvements favorables à la souveraineté alimentaire se développent, partout dans le monde.  «De plus en plus de mouvements citoyens décident de remettre le pouvoir de décider de ce que l’on mange, aux consommateurs»,conclut Astrid Bouchedor. Reste à espérer que cette tendance prenne suffisamment d’ampleur pour contrer la marche de l’agro-industrie.

 


(1) Nouri Turfu, «“Le vin conventionnel contient 12 pesticides. Le vin naturel, aucun”:plaidoyer pour le vin naturel», vidéo mise en ligne sur www.nouvelobs.com, 2 octobre 2017
(2) Gérard Choplin, Paysans mutins, paysans demain, Paris, Yves Michel, 2017, p. 26
(3) Yola Minatchy, «Le développement durable, entériné dans la Constitution belge», mis en ligne sur www.droitbelge.be, le 23 mais 2007
(4) FIAN Belgium, «Pressions sur nos terres agricoles, face à l’artificialisation des sols, quels leviers d’action?», mars 2018
(5) Gérard Choplin, op. cit., p. 29